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France Télévisions: histoire secrète de la nomination de Delphine Ernotte

Un fromage qui fait saliver tout le secteur

Un fromage qui fait saliver tout le secteur - Jean Ayissi AFP

Pour décrocher la présidence des chaînes publiques, au nez et à la barbe de gros calibres du secteur, l’ex-numéro 2 d'Orange a fait preuve d’une habileté hors pair. Une campagne menée dans le plus grand secret. Récit.

Trois milliards d'euros de budget, 10.000 salariés.... France Télévisions est un fromage prestigieux. Sa présidence fait rêver la plupart des gros calibres du PAF (paysage audiovisuel français).

Pourtant, tous ont été battus par une outsider, qui a fait toute sa carrière chez Orange, sans aucune expérience des médias: Delphine Ernotte, qui a été désignée jeudi patronne des chaînes publiques par le CSA (Conseil supérieur de l'audiovisuel) .

Campagne en sous marin

Pour réussir cet exploit, Delphine Ernotte a mené sa campagne en sous marin. En effet, la procédure mise en place par le CSA permettait de garder sa candidature secrète, au prétexte d'attirer des gros calibres en poste dans le privé, gros calibres qui ne viendront jamais...

Grâce à cela, Delphine Ernotte a pu être candidate sans jamais le confirmer officiellement, et même le démentir: "je ne suis absolument pas candidate", assurait-elle fin novembre à BFM Business... 

Ce secret a pris fin seulement jeudi matin, quand a été révélé -à la surprise générale- qu'elle arrivait en tête du scrutin...

Tournée des grands ducs

En réalité, pendant plusieurs mois, Delphine Ernotte a mené une campagne méthodique. D'abord, elle a vu deux membres clés du CSA: le président Olivier Schrameck et la conseillère chargée de l'audiovisuel public Sylvie Pierre-Brossolette. Elle leur a visiblement tapé dans l'oeil, car le duo apportera par la suite un soutien sans faille à sa candidature. Rétrospectivement, on peut penser que ce duo a jeté son dévolu sur elle très en amont, en se gardant bien de dévoiler son choix afin de la protéger des attaques de ses rivaux... 

Delphine Ernotte a ensuite fait la tournée de tous ceux qui comptent dans l'audiovisuel: producteurs, syndicats... "Elle venait toute seule et posait des questions pertinentes", racontent plusieurs interlocuteurs.

Elle va bien sûr voir Pascal Rogard, directeur général de la puissance société d'auteurs SACD. Celui qu'on surnomme le vice-ministre de la Culture raconte: "je ne la connaissais pas. Elle a demandé à me voir. Elle m'a fait très bonne impression, à la fois sympathique, organisée et déterminée".

Delphine Ernotte frappe aussi à la porte de la directrice de France 3 Dana Hastier, directrice de l'antenne de France 3, qui, selon des témoins, est ravie de la victoire de Delphine Ernotte. Interrogée, sa porte-parole répond: "Dana Hastier ne connaît pas particulièrement Delphine Ernotte. Elle a dialogué avec l'ensemble des personnalités qui l'ont sollicité et qui souhaitaient mieux connaître France 3. Et il est faux d'affirmer qu'elle aurait participé à l'élaboration de son projet".

Notre candidate va aussi voir Vincent Meslet, directeur éditorial d'Arte après avoir effectué toute sa carrière à France Télévisions. Mais ce professionnel réputé préférera se rallier à une autre candidate, Nathalie Collin. Contacté, l'intéressé confirme juste avoir répondu aux questions de "certains candidats", et dit n'avoir "aucune intention" de rejoindre l'équipe Ernotte.

Enfin, la tournée de Delphine Ernotte aurait aussi inclus la contrôleuse financière de France Télévisions Françoise Miquel, ou le producteur Thomas Anargyros (contactés, aucun d'eux n'a répondu). Selon l'Express, elle aurait aussi vu le ministre de l'économie Emmanuel Macron, mais sa porte-parole dément. 

David Kessler n'ira pas à France Télévisions

Mais ce n'est pas tout. Dans sa campagne, notre centralienne a aussi bénéficié de soutiens de poids. D'abord, trois dirigeants d'Orange: le PDG Stéphane Richard, l'ex-dircom Xavier Couture, et le patron de la filiale cinéma David Kessler. Ces deux derniers connaissent bien l'audiovisuel. David Kessler a été le conseiller culturel de François Hollande à l'Elysée. De son côté, Xavier Couture a été directeur de l'antenne de TF1 dans les années 90. A l'automne 2013, il était aussi venu donner un coup de main à France 2 pour tenter -mais en vain- de sauver l'émission de Sophia Aram, Jusqu'ici tout va bien. Xavier Couture, qui n'a plus qu'un petit rôle chez Orange (conseiller de Stéphane Richard), devrait sans doute rejoindre Delphine Ernotte à France Télévisions. D'ailleurs, le poste de directeur de la stratégie et des programmes prévu dans le projet de Delphine Ernotte est visiblement taillé pour lui (contacté, il n'a pas répondu). En revanche, David Kessler dément formellement qu'il va rejoindre les chaînes publiques. 

Côté communication, la directrice générale adjointe d'Orange s'est appuyée sur Denis Pingaud (qui a conseillé Mathieu Gallet dans sa campagne victorieuse pour Radio France), et Anne Hommel (conseil de DSK, Jérome Cahuzac...) -contactée, cette dernière n'a pas répondu.

Réseaux politiques à gauche

Enfin, et non des moindres, Delphine Ernotte a aussi quelques réseaux politiques, plutôt à gauche. Comme l'indique Puremedias, sa soeur Marie-Christine Lemardeley est élue socialiste à Paris, ce qui lui permet de connaître Anne Hidalgo.

Autre relation utile de la patronne d'Orange France: la ministre de la Culture Fleur Pellerin elle-même. Contactée, la porte-parole de la ministre confirme que les deux femmes se connaissent, mais ajoute que c'est également le cas d'une bonne partie des autres candidats...

A cela s'ajoute aussi le soutien de la productrice de télévision Fabienne Servan-Schreiber, épouse à la ville du socialiste Henri Weber. 

Logiquement, notre Bayonnaise est aussi très soutenue par la communauté des femmes dirigeantes, notamment dans la high tech, comme Françoise Gri, qui raconte: "elle est engagée comme moi sur la problématique de la mixité". L'ancienne patronne d'IBM France ne tarit pas d'éloges: "son style tranquille et souriant détonne dans le milieu high tech. Elle est très attentive aux autres et est profondément authentique, tout en étant déterminée. Elle tient à ses valeurs, et refuserait je pense d’obéir à des ordres qui leur seraient contraire".

Inexpérience dans les médias

Mais le point faible de l'impétrante est qu'elle n'a jamais travaillé dans les médias. Certes, elle a bien négocié la distribution des chaînes de télévision sur le réseau d'Orange, ce qui lui a permis de croiser quelques dirigeants du secteur comme Rodolphe Belmer. Le directeur général de Canal Plus est aussi élogieux: "je l'apprécie beaucoup. C'est un très bon choix pour diriger le service public. C'est une patronne de premier plan et une interlocutrice déterminée mais aussi fiable et loyale".

Françoise Gri assure: "elle a un intérêt réel pour l’art et la culture". Il faut dire que son mari Marc Ernotte est un acteur de théâtre. En 1997, il a d'ailleurs interprété une pièce, Sceptik, écrite et mise en scène par son épouse. Elle connaît aussi la photo: elle est présidente de l'école d'Arles où elle a succédé à... Patrick de Carolis (qui fut lui aussi patron de France Télévisions). Enfin, elle est administratrice du centre culturel parisien le Cent quatre.

Pascal Rogard conclut: "le fait qu'elle ne connaisse pas l'audiovisuel est un non sujet". Et de citer d'autres pointures de l'audiovisuel: "Patrick Le Lay, Nicolas de Tavernost, Bertrand Meheut, Rodolphe Belmer... ne connaissaient rien à l'audiovisuel quand ils ont été nommés et sont devenus de grands patrons de chaînes."

Mise à jour: contactée, Delphine Ernotte n'a pas répondu.

Jamal Henni