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Comment le cinéma français apprend à vivre sans l'argent de Canal Plus

Canal Plus n'a pas acheté "La ch'tite famille" contrairement aux films précédents de Dany Boon

Canal Plus n'a pas acheté "La ch'tite famille" contrairement aux films précédents de Dany Boon - -

Tout le monde debout, La ch'tite famille, Gaston Lagaffe, le prochain Luc Besson et bien d'autres n'ont pas été achetés par Canal Plus, qui revoit à la baisse sa politique d'investissement.

Canal Plus reste -de loin- le premier argentier du cinéma français. Mais la chaîne cryptée met de moins en moins d'argent dans le 7ème Art. L'explication est simple: les textes l'obligent à investir 9,5% de son chiffre d'affaires. Or ce chiffre d'affaires est en chute libre. Résultat: son obligation d'investissement est passée de 173 à 151 millions d'euros entre 2011 et 2016. Et pour l'année 2017, Canal Plus a annoncé une baisse supplémentaire presque de 20%...

Nouvelle doctrine

Mais ce n'est pas tout. Parallèlement, Canal Plus a aussi changé la manière de distribuer cette manne. Cette nouvelle doctrine n'a pas été explicitée ni auprès des professionnels, ni auprès de la presse, mais apparaît à travers des constats empiriques.

D'abord, la chaîne cryptée a décidé de mettre moins d'argent dans chaque film. En 2017, elle a mis en moyenne seulement 1,24 million d'euros par film, soit le niveau le plus bas depuis dix ans (cf. encadré ci-dessous).

En pratique, la chaîne propose des montants de plus en plus bas pour pré-acheter le droit de diffuser un film, et donc se fait de plus en plus souvent battre par un concurrent, en général OCS, la chaîne cinéma d'Orange.

Ne pas heurter les convictions

Parallèlement, la chaîne, qui jusqu'à présent achetait quasiment tous les gros budgets, s'en désengage fortement. En 2017, elle n'a pré-acheté que 81,6% des films avec un budget de plus de 7 millions d'euros, contre près de 88% les années précédentes.

Enfin, des films pourraient avoir été refusés à cause de leur sujet. Tel serait le cas du nouveau film de François Ozon, Alexandre, que la chaîne cryptée n'a pas pré-acheté, alors qu'elle l'avait fait pour les 14 films précédents du réalisateur. Est-ce parce que le film parle de l'église catholique et d'affaires de pédophilie? Un sujet qui pourrait déranger Vincent Bolloré, président du conseil de surveillance de Canal Plus, aux convictions catholiques connues.

Décevoir l'abonné

Au final, la liste des films non achetés par la chaîne cryptée que nous avons reconstituée est impressionnante. Elle comprend:

La ch'tite famille, de Dany Boon, dont Canal Plus avait acheté tous les autres films
Gaston Lagaffe, de Pierre-François Martin-Laval, dont Canal Plus avait acheté tous les les autres films
Loro, de Paolo Sorrentino, alors que Canal Plus avait financé ses trois films précédents, ainsi que sa série The young pope
Valérian et Anna, les deux dernières réalisations de Luc Besson, alors que Canal Plus avait acheté quasiment toutes les précédentes productions EuropaCorp (78 sur 83)
12 jours, de Raymond Depardon, alors que Canal Plus et/ou Ciné+ avaient acheté ses 7 films précédents
Edmond, adaptation par Alexis Michalik de sa pièce à succès
Tout le monde debout, premier film de Franck Dubosc
Rémi sans famille, prochain film d'Antoine Blossier
Alexandre, prochain film de François Ozon

Un tel retrait risque d'être mal perçu par l'abonné, pour qui le cinéma est la première motivation d'abonnement, et qui avait jusqu'à présent l'assurance de voir sur Canal les plus grand films français. Toutefois, dans certains cas comme pour Anna ou Tout le monde debout, Ciné+ (la chaîne cinéma appartenant à Canal Plus) a acheté le droit de diffuser le film en second, mais pour un montant très faible (190.000 euros en moyenne). 

Enfin, et non des moindres, certaines professionnels affirment que la filiale de Vivendi souhaiterait aussi posséder plus de droits sur les films qu'elle finance. Pour cela, elle souhaiterait augmenter les films qu'elle co-produit au détriment des films dont elle achète juste les droits de diffusion. En pratique, elle souhaiterait donc produire plus de films en interne, via sa propre filiale StudioCanal. Hasard ou coïncidence, Nicolas Dumont, jusqu'à présent chargé d'acheter les films français pour Canal Plus, vient de rejoindre StudioCanal pour s'occuper de la production des films français...

Résiliation avant terme

La filière assiste muette à cette hémorragie, ne voulant pas se mettre à dos la chaîne cryptée. Et elle craint aussi que la situation empire encore plus. Cela pourrait être le cas par exemple si Canal Plus abandonnait sa fréquence TNT à son expiration fin 2020. Cela pourrait être aussi le cas si les accords entre la filière et la chaîne cryptée, valables jusqu'à fin 2019, n'étaient pas renouvelés, ou étaient dénoncés avant leur terme. En effet, Canal Plus a le droit de résilier avant terme cet accord dans plusieurs cas:

-une modification de la chronologie des médias sans l'accord de Canal Plus
-un alourdissement des charges ou des coûts de Canal Plus ou de la télévision payante suite à une modification réglementaire ou législative, comme une hausse de la TVA
-la perte par Canal Plus de son autorisation d'émettre sur la TNT
-un alourdissement des obligations d'investissement et de diffusion de Canal Plus en matière de cinéma, sans son accord

La filière se bat donc pour sécuriser son accord avec la filiale de Vivendi, voire le prolonger. Dans la récente négociation sur la chronologie des médias, trois organisations professionnelles (UPC, SPI et SRF) ont ainsi demandé qu'à cette occasion, l'accord avec Canal Plus soit prolongé de trois ans, soit jusqu'en 2021. Une proposition qui semble avoir été acceptée par le médiateur...

Interrogé, Canal Plus a indiqué avoir fait une offre sur la plupart des films cités, mais avoir été battu par une offre plus élevée.

Les investissements de Canal Plus dans le cinéma français

Obligation d'investissement dans les films français (en millions d'euros)
2012: 173
2013: 171
2014: 158
2015: 154
2016: 151

Source: CSA

Investissement moyen par film (en millions d'euros)
2007: 1,21
2008: 1,34
2009: 1,3
2010: 1,35
2011: 1,47
2012: 1,55
2013: 1,35
2014: 1,4
2015: 1,5
2016: 1,41
2017: 1,24

Proportion des films français au budget > 7 ME pré-achetés par Canal+
2014: 88,9%
2015: 86,3%
2016: 87,5%
2017: 81,6%

Source: CNC

Proportion des films français au budget > 7 ME dans les pré-achats de Canal+
2014: 38% en nombre de films / 59% en valeur
2015: 40% en nombre de films / 61% en valeur
2016: 33% en nombre de films / 51% en valeur
2017: 31% en nombre de films / 45% en valeur

Source: Canal Plus

Les obligations de Canal Plus

La chaîne Canal Plus doit consacrer au moins 12,5 % des ressources totales de l'exercice en cours à l’achat de droits de diffusion de films européens, et 9,5% à l'achat de film français.
Au sein de l'achat des films français, au moins 85% doivent être des pré-achats, et au moins 17% des films d'un budget de moins de 4 millions d'euros.
Au moins 75% de ces dépenses doivent être effectués auprès de producteurs indépendants de Canal Plus.

Les ressources totales comprennent, après déduction de la TVA:
-le produit des abonnements en France, y compris dans les Dom Tom, en Polynésie et en Nouvelle Calédonie
-la publicité
-le parrainage
-le téléachat
-le placement de produits
-les services de rattrapage (replay)
En revanche, sont exclus le frais de régie publicitaire, les taxes versées au CNC, les abonnés à l'étranger (Belgique, Suisse...).

Jamal Henni