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Comment un gros budget américain obtient le label art et essai

"Scarface" de Brian de Palma a reçu le label art et essai

"Scarface" de Brian de Palma a reçu le label art et essai - Universal Pictures

La moitié des salles de cinéma françaises reçoivent des subventions pour diffuser des films "art et essai". Mais ce label est attribué très généreusement, bien souvent par les salles elles-mêmes...

La semaine dernière, le CNC (Centre national du cinéma) a adopté une réforme des subventions versées aux salles classées "art et essai". En pratique, ces salles vont recevoir plus d'argent: 16,5 millions d'euros par an, contre 14,9 millions en 2016.

Ouverture des vannes

Cette ouverture des vannes est une tendance de longue date. En 2011, un rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) et de l'Inspection des affaires culturelles pointait déjà que ces subventions "ont augmenté de 60% en 10 ans, et cru plus rapidement que le nombre de salles". 

Créé en 1962, la subvention versée aux salles "art et essai" a tellement enflé qu'elle ratisse aujourd'hui très large. Aujourd'hui, 1.200 salles, soit plus de la moitié du parc, en bénéficient. On y trouve une trentaine de multiplexes, et des salles de grands circuits comme le Pathé de Belfort (24.300 euros de subvention en 2016); le Pathé d'Evreux (17.100 euros); le MK2 Beaubourg de Paris (89.100 euros); de nombreuses salles des circuits CGR ou Cap cinéma... A noter toutefois que le MK2 Quai de Seine et le MK2 Parnasse ont perdu leur label en 2015. A titre de comparaison, il y a seulement 400 salles labellisées "art et essai" en Allemagne, 300 en Italie et 30 en Espagne.

Critère assez lâche

Pour bénéficier de cette subvention, il faut diffuser un certain quota de films "art et essai". Ce critère est assez strict dans les grandes villes: les films "art et essai" doivent représenter au minimum 50% des séances, voire 65% dans les très grandes villes comme Paris, ce qui fait que le MK2 Beaubourg a une programmation plus pointue que les autres salles MK2.

Mais le critère est assez lâche dans les petites villes, qui représentent 90% des salles classées "art et essai". Dans 100 de ces salles, les films "art et essai" ne représentent même pas 20% des séances, selon le récent rapport sur le sujet de Patrick Raude, secrétaire général de la SACD. Et même moins de 13% des séances dans 16 salles... "Certains interlocuteurs ont jugé relativement légère la contrainte de diffusion de films 'art et essai' pour la plupart des salles classées 'art et essai'", résumait l'Inspection des finances. 

Grosses mailles du filet

Les mailles du filet sont d'autant plus grosses que la définition d'un film "art et essai" est elle-même assez lâche. Ont ainsi reçu le label la plupart des films de Martin Scorsese (La couleur de l'argent, Casino, Les nerfs à vif, Aviator, Les infiltrés, Shutter island, Le loup de Wall Street), de Quentin Tarantino (Pulp fiction, Kill bill, Inglorious basterds, Django unchained, Les huit salopards), de Clint Eastwood (Impitoyable, Million dollar baby, Invictus, J. Edgar, Gran torino, American sniper, Au-delà), de Tim Burton (Sleepy hollow, Charlie et la chocolaterie, Alice aux pays des merveilles), de Brian de Palma (Scarface, Les incorruptibles, Snake eyes), et quelques Steven Spielberg (E.T., La liste de Schindler, Lincoln).

Côté français, le label a été accordé à la plupart des films de Jacques Audiard (Un prophète, De rouille et d'os, Deephan...) de Bertrand Tavernier (La fille de d'Artagnan, La princesse de Montpensier, Quai d'Orsay...), ou de Roman Polanski (Le pianiste, Oliver Twist, The ghost writer).

Au total, "plus de 70% des films exploités aujourd'hui sont recommandés 'art et essai', soit 15 points de plus qu'au début des années 90", pointe l'Inspection des finances. En 2015, 69% des films français sortis en salles ont reçu le label, 75% des films européens, et même 26% des films américains.

Juge et partie

Mais qui distribue si généreusement ce label? Officiellement, c'est un collège de 100 personnes réunissant toute la filière. En pratique, dans beaucoup de cas, la décision est effectivement prise par l'AFCAE, association qui regroupe les exploitants de salles "art et essai", et qui a donc évidement intérêt à labelliser le plus de films possible.

Précisément, la décision remonte à l'association si moins de 30 membres du collège ont voté, ce qui arrive pour 10 à 15 films par mois. C'est aussi elle qui décide lorsqu'un distributeur fait appel d'une décision du collège (une dizaine de cas par an). Ou lorsque le vote du collège est serré (1 à 3 voix d'écart).

"De nombreuses critiques ont été émises sur cette implication de l'AFCAE pour un nombre significatif de films. Les distributeurs et les producteurs considèrent à juste titre que cette décision ne peut pas être prise par l'AFCAE. Il est souhaitable que l'AFCAE ne soit plus impliquée dans ce type de décisions", pointe le rapport Raude, qui propose de confier ces décisions à une commission regroupant toute la filière.

Interrogé le 11 mai, le directeur du cinéma du CNC Xavier Lardoux répond: "ce n'est pas au conseil d'administration de l'AFCAE de trancher les appels ou quand le quorum n'est pas atteint. Nous allons changer cela. Le collège va être élargi pour atteindre plus facilement le quorum. Cela sera applicable en 2018".

Ratisser large

En revanche, le CNC a retenu un autre garde-fou proposé par le rapport Raude: imposer que les salles "art et essai" diffusent un minimum de 15% de films "art et essai" (le rapport Raude proposait ensuite de porter ce seuil plancher progressivement à 20%).

Au final, le label "art et essai" ratisse tellement large qu'il a fallu créer des sous-labels. Précisément, un sous-label "recherche et découverte" a été créé en 2002, et bénéficie aujourd'hui à 335 salles. Et une subvention de 1,5 million d'euros par an a été créée en 1998 pour aider les salles "à la programmation difficile" (soit une cinquantaine de salles). 

Proportion minimale de séances "art et essai" pour bénéficier du classement

Catégorie A (communes-centre > 100.000 habitants au sein d'unités urbaines > 200.000 habitants): 65%

Catégorie B (communes-centre de 50.000 à 100.000 habitants au sein d'unités urbaines > 200.000 habitants; ou communes-centre > 50.000 habitants au sein d'unités urbaines de 100.000 à 200.000 habitants): 50%

Catégorie C (unités urbaines > 100.000 habitants): 20%

Catégorie D (unités urbaines entre 20.000 et 100.000 habitants): 15%

Catégorie E (unités urbaines < 20.000 habitants et communes rurales): 15%

Source: CNC

Jamal Henni