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Enquête: l'utilisation abusive des intermittents dans l'audiovisuel

"Les Guignols de l'info", diffusés quotidiennement depuis 1988, emploient toujours des intermittents

"Les Guignols de l'info", diffusés quotidiennement depuis 1988, emploient toujours des intermittents - -

Les chaînes de télévision recourent largement au statut d'intermittent, très avantageux pour l'employeur. Au point de confier à un intermittent un poste à plein temps durant des années, ou sans aucun contenu artistique...

Lundi 16 juin, lors de la grève des intermittents, Arte n'a pas diffusé ses journaux de la mi-journée ni du soir. Et sur Canal Plus, les marionnettistes des Guignols ont aussi fait grève, entraînant la diffusion d'un best of.

Une nouvelle a priori surprenante. En effet, ces chaînes ne sont pas des petites sociétés fragiles, mais de grandes entreprises florissantes. Par exemple, le Groupe Canal Plus a réalisé 611 millions d'euros de bénéfice opérationnel en 2013...

Surtout, de telles émissions sont diffusées toute l'année, et devraient donc employer des salariés permanents, et non des intermittents du spectacle.

Le chauffeur est aussi un intermittent

Ces exemples illustrent bien l'utilisation massive et abusive des intermittents par les groupes audiovisuels. Car ce statut est aussi avantageux financièrement pour les employeurs.

Sous couvert d'anonymat, l'un des principaux producteurs d'émissions de flux confie: "dans les grands télé-crochets que vous regardez le soir à la télévision, 90% des équipes sont des intermittents, y compris le directeur de production. Ce statut est utilisé de façon très extensive, pour des tâches très variées et parfois peu artistiques, jusqu'au chauffeur de la production".

Une maquilleuse embauchée à la semaine depuis 14 ans

Mais l'abus principal est la "permittence", c'est-à-dire confier une tâche qui dure toute l'année non à un CDI, mais à un intermittent. "C'est un phénomène massif, particulièrement présent dans l’audiovisuel, notamment public", dénonçait la Cour des comptes dans un rapport de 2007.

Le médiateur dans le conflit actuel, le député socialiste Jean-Patrick Gille, avait fustigé il y a un an la situation à France Télévisions dans un rapport: "certaines fonctions sont pourvues par une succession de CDD d’usage [forme juridique de l'intermittence, ndlr], qui plus est avec les mêmes salariés, alors qu’ils devraient, en toute logique, être embauchés sous CDI".

Le rapport citait "des témoignages tout à fait saisissants. Un machiniste intermittent à France Télévisions a enchaîné environ 700 CDD d’usage depuis 8 ans, notamment sur le tournage de Plus belle la vie. Une maquilleuse signe des contrats à la semaine avec France Télévisions depuis 14 ans. Un chef monteur travaillant pour France Télévisions depuis 21 ans a cumulé près de 1.000 contrats… Ces pratiques placent les salariés dans une situation d’extrême incertitude et les privent, en pratique, de réelle progression de carrière. Or l’audiovisuel public a un devoir d’exemplarité."

Pour ne rien arranger, la fusion de toutes les sociétés du groupe France Télévisions en une entreprise unique a généré une certaine désorganisation, et un recours accru aux contrats précaires, qui ont explosé en 2011, avant de décroitre ensuite...

Employé 37 ans comme intermittent...

Ce n'est guère mieux à Radio France. A la Maison de la radio, le CDD d'usage à la mode est le "contrat de grille", qui dure une saison: de septembre à juin. Ce contrat peut être reconduit d'une saison sur l'autre, et donc en réalité correspondre à un emploi pérenne.

Le rapport de Jean-Patrick Gille citait le cas d’un producteur qui a travaillé pendant 37 ans sans discontinuité comme producteur-animateur, dont deux décennies dans la même tranche horaire. En 2009, son contrat a été requalifié par la justice en CDI...

Conclusion de Jean-Patrick Gille: "on peut légitimement s’interroger sur la permanence des emplois pourvus en contrats de grille répétés. La situation des salariés en CDD d’usage est fragile: Radio France leur impose une situation précaire alors qu’ils occupent, pour certains, des fonctions permanentes. Il en résulte une absence de réelle évolution de carrière et, en outre, un préjudice important en matière de retraites".

Interrogé jeudi 19 juin, le PDG Matthieu Gallet a défendu un système "indispensable, et qui se justifie totalement quand on travaille sur une saison. A chaque fin de saison, l'émission peut s'arrêter. Si tout le monde avait un CDI, la grille ne changerait jamais". Il a exclu de remettre en question le sytème, même si "le risque de requalification en CDI existe quand vous êtes dans la grille depuis longtemps".

Un tiers d'intermittents chez M6 en 2003

La situation n'est guère plus reluisante dans les chaînes privées.

Le groupe Canal Plus indique employer 350 intermittents en équivalent temps plein, soit 9% de son effectif français.

De son côté, en 2010, le groupe TF1 comptait 263 intermittents en équivalents temps plein, auxquels s'ajoutent 70 pigistes, 19 cachetiers, et 17 réalisateurs non permanents. "Le recours à l'intermittence concerne plus particulièrement la filiale de production de fictions, et Eurosport (nombreux événements sportifs répartis irrégulièrement dans l'année)", indique le rapport annuel.

Le record est détenu par le groupe M6 (qui produit beaucoup de magazines en interne), avec 440 intermittents et pigistes en équivalents temps plein.

Toutefois, la situation était bien bien pire il y a dix ans. Ainsi, en 2003, la Une employait 389 intermittents, et la Six 539 intermittents et pigistes!

Mais une première crise des intermittents avait déjà éclaté à l'époque, et le gouvernement avait demandé aux employeurs de l'audiovisuel de faire un effort. Suite à cela, les chaînes ont recruté en CDI une partie de leurs intermittents. Ainsi, TF1 a embauché 617 non permanents (intermittents techniques, cachetiers, pigistes et réalisateurs) entre 2002 et 2009. De son côté, M6 a intégré 86 intermittents en CDI depuis 2011. De son côté, Radio France a intégré près de 500 personnes suite à la crise de 2003.

NB: en 2013, NextRadioTV (société à qui appartient ce site web) employait en moyenne 17,5 intermittents en équivalent temps plein (plus 41 CDD d'usage non intermittents), sur un effectif total de 860 équivalents temps plein.

Jamal Henni