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Exclusif: Apple n'a payé que 7 millions d'impôts en France

"Les Intaxables", parodie du film "Les Indestructibles" ("The Incredibles")

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Le californien ne déclare en France que 257 millions d'euros de chiffre d'affaires, alors, qu'en réalité, il engrange dans l'Hexagone près de 3,5 milliards d'euros de revenus.

Lorsqu'il achète un iPhone ou une chanson sur iTunes, le consommateur français ne se doute pas que l'argent qu'il verse à Apple va effectuer un périple autour du monde, transitant par plusieurs paradis fiscaux: Luxembourg, Irlande, îles Vierges britanniques, Nevada... En effet, la firme à la pomme a mis en place un schéma d'optimisation fiscale opaque et complexe qui lui permet de ne quasiment pas payer d'impôts hors des Etats-Unis, et notamment en France.

Officiellement, le californien détient trois filiales dans l'Hexagone: Apple Europe Inc (société de droit étranger), Apple Retail France EURL (qui opère les Apple Stores) et Apple France SARL (chargée du marketing des produits). La première société ne dépose pas ses comptes. La seconde est déficitaire, et donc ne paye pas d'impôts sur les bénéfices. Reste donc la troisième qui, lors de l'exercice clos fin septembre 2011, a fort charitablement versé une aumône de 6,7 millions d'euros au fisc français au titre de l'impôt sur les sociétés.

Ceci s'explique aisément: au total, Apple Retail France EURL et Apple France SARL ne déclarent en France qu'un chiffre d'affaires ridicule: 257 millions d'euros à elles deux. Soit une fraction du chiffre d'affaires effectivement réalisé dans l'Hexagone, estimé à 3,5 milliards d'euros (cf. encadré ci-dessous). Si l'on applique à cette estimation la marge avant impôt qu'Apple réalise dans le monde (31,6%), on peut estimer que le californien réalise dans l'Hexagone plus d'un milliard d'euros de profits, et donc qu'il serait redevable d'un peu moins de 400 millions d'euros d'impôts sur les bénéfices.

Opération mitigée pour le Luxembourg

Pour ne pas déclarer son chiffre d'affaires en France, Apple utilise deux stratagèmes différents. D'une part, lorsqu'un consommateur français achète une chanson, un film, un eBook ou une application sur l'AppStore, il contracte avec une filiale immatriculée au Luxembourg, baptisée iTunes SARL (même si en pratique, son compte est débité par une filiale française d'Apple...).

Le Luxembourg a été choisi car il permet de payer moins de TVA. Le taux exact de TVA dont bénéficie iTunes n'est pas connu, mais il est estimé à 6%, soit trois fois moins qu'en France (19,6%). Sachant que, pour les seules musique et cinéma, iTunes génère en France environ 110 millions d'euros de recettes (cf. ci-contre), cela permet au californien de sauver au minimum 15 millions d'euros supplémentaires des griffes du fisc français.

Toutefois, l'opération n'est pas si favorable que cela pour le Grand Duché. Certes, iTunes SARL génère un chiffre d'affaires important (un milliard d'euros). Certes, cette filiale génère un cash généreux: sa trésorerie a plus que doublé sur le dernier exercice, pour atteindre 660 millions d'euros.

Mais en pratique, cette trésorerie est intégralement prêtée à une autre filiale d'Apple. Surtout, iTunes SARL s'avère très peu rentable (6% de marge), et donc paye au Grand Duché bien peu d'impôts sur les bénéfices (26,6 millions d'euros). Explication: 90% du chiffre d'affaires engrangé est absorbé par des "charges externes". En pratique, il s'agit des droits des chansons et des films vendus, mais aussi (à hauteur de 7% du chiffre d'affaires) de rémunérations versées à d'autres filiales d'Apple pour des services de "support marketing".

Trou noir

Surtout, Apple utilise un autre stratagème pour la vente de matériel. Si la vente de produits par les Apple Stores est bien déclarée en France, les ventes indirectes via des tiers (opérateurs mobiles, grossistes informatiques...) sont facturées depuis l'Irlande, comme nous l'ont indiqué plusieurs revendeurs. Elles échappent donc complètement au fisc français.

L'Irlande a sans doute été choisie en raison du taux d'impôt sur les sociétés le plus faible d'Europe (12,5%). Mais il est impossible de savoir ce qu'Apple verse au fisc irlandais, car les filiales installés dans le vert pays ont adopté un statut qui les dispense de déposer leurs comptes au greffe... Toutefois, il est sûr que Dublin ne profite pas vraiment de ce montage. En effet, Apple indique dans ses comptes combien il réalise de profits en Europe. Partant de là, on peut donc estimer à 1,44 milliard de dollars l'impôt qui serait payé au fisc irlandais si tous ces bénéfices européens étaient déclarés là bas. Or c'est impossible: ce montant de 1,44 milliard est le double de tous les impôts payés par Apple hors des Etats-Unis... Sans compter que l'Irlande engrange sans doute aussi des revenus au-delà de l'Europe.

La seule explication possible est que les profits s'évaporent d'Irlande vers une autre destination où l'on paye encore moins d'impôts. Apparement, ce sont les îles Vierges britanniques, où Apple détient une filiale baptisée Baldwin Holdings Unlimited. Cette dernière est actionnaire des différentes filiales irlandaises d'Apple. En réalité, Baldwin Holdings Unlimited est une simple boîte à lettres sans activité, hébergée dans le bureau local de Tricor, une banque de Hong Kong. Un jugement dans un procès opposant Apple au fisc californien nous apprend aussi que, dans les années 80, Apple utilisait une filiale aux îles Caïmans, autre paradis fiscal.

Au final, ce schéma d'optimisation fiscale permet à Apple de payer des impôts microscopiques (1% à 2% des bénéfices) sur tout le chiffre d'affaires réalisé hors des Etats-Unis (cf. chiffres clés ci-contre). Apple a même l'air de transférer un maximum de profits hors des Etats-Unis: l'international représente 61% du chiffre d'affaires, mais 70% du bénéfice avant impôt...

Optimisation intra-américaine

Toutefois, il reste une faille dans ce joli schéma. En effet, le fisc américain taxe à 35% les profits réalisés à l'étranger. Apple, comme beaucoup de multinationales américaines, préfère donc faire dormir les deux tiers de son cash off shore plutôt que de le rapatrier (cf. chiffres clés ci-contre). Tout en militant parallèlement auprès de Washington pour un "tax holliday", autrement dit permettre de rapatrier ce cash en payant moins d'impôts. En 2005, George W. Bush avait accepté de tels rapatriements, en les taxant seulement à 5%. Mais l'administration Obama s'est refusée à rééditer l'opération.

Last but not least, Apple fait de l'optimisation fiscale au sein même des Etats-Unis, où les entreprises doivent aussi payer un impôt sur les bénéfices à chaque Etat. Apple a donc décidé de gérer sa trésorerie via une filiale, Braebum Capital, installée au Nevada, où cet impôt est nul, plutôt qu'en Californie, où la société est effectivement basée, mais où cet impôt est de 8,84%. Le Nevada ne taxe pas non plus les plus-values.

Interrogé, Apple n'a pas répondu à nos questions.

NB: tous les chiffres correspondent à l'exercice fiscal clos fin septembre 2011, sauf indication contraire

Jamal Henni