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Exclusif - Lourdes pertes pour Société Générale après un pari perdu contre l'Etat

La banque a voulu prendre des paris dans les conflits fiscaux entre Paris et Bruxelles.

La banque a voulu prendre des paris dans les conflits fiscaux entre Paris et Bruxelles. - -

La banque a racheté auprès d'entreprises près de 2 milliards d'euros de taxes françaises contestées par Bruxelles. Mais l'affaire a mal tourné, et devrait conduire à plusieurs centaines de millions d'euros de pertes.

C’est l’histoire d’un business qui a mal tourné. Une activité lancée au milieu des années 2000 par une petite équipe de Société générale, qui a eu l’idée d’un nouveau business: prendre des paris contre l’Etat dans les conflits fiscaux entre la France et la Commission européenne.

En effet, lorsqu’une taxe créée par Paris est contestée par Bruxelles, et que cette dernière gagne, alors la taxe est finalement remboursée aux entreprises qui l’ont acquittée, augmentée des intérêts. "Dans ces cas-là, le taux d’intérêt payé par l’Etat est de 4,8%, ce qui devient intéressant lorsque les taux sont bas", explique un avocat.

Société générale a donc eu l’idée d’aller voir les entreprises qui avaient payé ces taxes, en leur proposant de les racheter. En clair, la banque de la Défense proposait de racheter la dette potentielle de l’Etat vis-à-vis de ces entreprises.

Risque significatif

Ainsi, Société générale étendait la pratique de rachat des dettes de l’Etat envers les entreprises, pratique déjà très répandue: les banques proposent couramment de racheter des aides publiques que les entreprises doivent recevoir un jour, mais n’ont pas encore touché (crédit impôt recherche…). Avantage pour l’entreprise: elle touche ainsi l’argent plus tôt. De son côté, la banque ne prend pas de risque, car l’Etat est un créancier sûr.

En revanche, le risque était significatif dans le rachat de taxes contestées par Bruxelles. En effet, si la Commission perd finalement sa procédure contre Paris, alors la taxe n’est jamais remboursée par l’Etat. Et si cette taxe a été rachetée entre-temps par Société générale, alors l’affaire se termine par une perte sèche pour la banque, et un gain inespéré pour l’entreprise… Pour tenir compte de ce risque, Société générale proposait de racheter les taxes avec une décote de 20% à 30% par rapport au montant payé par l’entreprise.

Scénario noir

Ce scénario noir s’est réalisé avec la principale taxe rachetée par Société générale: le précompte mobilier. Dans cette affaire qui concernait les modalités d’imposition des sociétés françaises ayant des filiales en Europe, les sommes réclamées par les entreprises à l’Etat sont estimées à 3 milliards d’euros –la Cour des comptes a même chiffré l’addition à 4,2 milliards d’euros, en incluant les intérêts.

Société générale a racheté près de la moitié de ces sommes. En effet, la banque indique dans ses comptes que son exposition s’élève à 1,5 milliard d’euros. Précisément, la banque a repris en 2005 les créances potentielles de deux entreprises: Rhodia (au moins 13,7 millions d’euros), et surtout Suez (où elle a racheté pour 995 millions d’euros une créance potentielle de 1,2 milliard d’euros).

L'affaire tourne mal

Hélas, l’affaire a mal tourné. Certes, en septembre 2011, la cour européenne de justice a donné raison à la Commission européenne.

Mais, en décembre 2012, le Conseil d’Etat a substantiellement réduit les sommes à rembourser par l’Etat, en disant qu’il fallait appliquer une autre méthode de calcul. Rhodia n’a obtenu que la moitié de la somme réclamée. Pire: Accor n’a obtenu que 5% de ses prétentions.

Toutefois, pour Société générale, la "paume" la plus importante reste à venir, quand le Conseil d’Etat se prononcera sur les réclamations de Suez (l’affaire est pour l’instant encore devant la cour administrative d’appel). "Si l’on applique au cas Suez la nouvelle méthode de calcul du Conseil d’Etat, la Société générale ne devrait toucher que quelques dizaines de millions d’euros", explique un proche du dossier.

Interrogée sur l’impact du précompte, la banque refuse de répondre, et renvoie à ses comptes, qui indiquent seulement qu’une provision de 300 millions d’euros a été passée fin 2012 pour plusieurs "risques juridiques", le précompte étant l’un d’eux. Une provision qui paraît donc extrêmement modeste au regard de l’exposition de la banque dans cette affaire (1,5 milliard d’euros).

Quand Bruxelles se tire une balle dans le pied...

Mais ce n’est pas tout. La même équipe de Société générale a ensuite racheté une autre taxe contestée: la taxe payée par les opérateurs télécoms pour financer France Télévisions. Cette taxe est jugée illégale par la Commission européenne, qui a renvoyé Paris devant la cour de justice européenne. La décision, attendue avant l’été, paraît incertaine.

En effet, lors de l’audience devant la cour qui s’est tenue cet hiver, la Commission a défendu le dossier de manière exécrable. Une heureuse surprise qui a fait renaître l’espoir du gouvernement français. Mais un opérateur télécoms tempère: "dans cette affaire, il s’agit juste d’appliquer à nouveau la jurisprudence précédente de la cour de justice dans l’affaire dite Albacom. Si la cour envisageait de changer de jurisprudence, elle aurait nommé un avocat général, ce qu’elle n’a pas fait".

Interrogée, Société générale refuse de chiffrer son exposition dans ce dossier. Selon des sources industrielles, elle a racheté les taxes payées par SFR (242 millions d’euros à fin 2012) et Bouygues Telecom (90 millions d’euros). Quant à la taxe acquittée par Orange (500 millions d’euros), c’est le mystère : l’opérateur refuse de répondre. En revanche, Free n’a pas fait affaire avec la Société générale.

Séparation en mauvais termes

Enfin, selon certaines sources, Société générale aurait aussi racheté les créances liées une exonération de TVA sur des frais de gestion par des gestionnaires d’actifs étrangers. Mais la banque refuse de confirmer, ou même de lister les différentes créances reprises.

Une chose est sûre: l’équipe qui avait lancé ce business risqué a aujourd’hui quitté la banque –apparemment en mauvais termes-, et cette activité est désormais arrêtée. Explication officielle: la banque a décidé de "réallouer les activités de financements des entreprises"...

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Jamal Henni