BFM Business
Culture loisirs

Guerre ouverte entre la Libye et le producteur Tarak ben Ammar

Sous Kadhafi, la Libye avait investi 23,5 millions d'euros dans la société de production de Tarak ben Ammar

Sous Kadhafi, la Libye avait investi 23,5 millions d'euros dans la société de production de Tarak ben Ammar - Tarak ben Ammar

Le fonds souverain libyen réclame 24,5 millions d'euros au producteur de cinéma tunisien.

Alcatel Lucent, Lagardère, EDF, Vinci, BNP Paribas, Siemens, Nestlé, Exxon, Chevron, Pfizer, Xerox, Halliburton, GlaxoSmithKline, Shell, Vodafone, Pearson, BP... Du temps de Kadhafi, la Libye, via son fonds souverain, avait mis de l'argent dans une multitude de sociétés. Parmi elles, Quinta Communications, la société du producteur tunisien Tarak Ben Ammar, dans quelle Tripoli avait pris 10% pour 23,5 millions d'euros en 2009-2010.

Mais, après la chute de Kadhafi, le nouveau pouvoir a décidé de revoir certains de ces investissements. "Après la révolution, le fonds souverain libyen a engagé trois procédures: deux à Londres contre Société générale et Goldman Sachs suite à des pertes dans des produits dérivés, et une à Paris contre Quinta, explique l'avocat du fonds, Me Jean-François Adelle. En effet, le fonds n'investissait pas dans le cinéma, et son conseil d'administration s'était opposé à cet investissement dans Quinta. Face à cette opposition, Tarak ben Ammar a utilisé ses connexions politiques avec Berlusconi et Khadafi pour obtenir quand même cet investissement, qui s'apparente plutôt à une subvention".

Un film sur Kadhafi écrit par Kadhafi

Une version que conteste Tarak ben Ammar: "c'est le gouvernement libyen qui m'a sollicité à l'origine pour développer l'industrie du cinéma en Libye. Il se proposait d'investir 100 millions d'euros pour prendre un tiers du capital de Quinta, mais à condition de produire un film sur Kadhafi, sur un scénario écrit par lui-même. J'ai refusé, et nous avons trouvé un autre accord, où je conservais ma liberté éditoriale, et où le fonds prenait seulement 10% pour financer six films sur la culture arabe et musulmane: l'Or noir, Hors la loi, Myral, Mes nuits sont plus belles que vos jours, Et maintenant on va où? et L'intégriste malgré lui. Si cet investissement est remis en cause depuis la révolution, la seule explication que je vois est peut être que ma chaîne de télévision tunisienne Nesma et moi-même avons pris des positions anti-islamistes en Tunisie comme en Libye".

Quoiqu'il en soit, le fonds souverain, baptisé Libyan Investment Authority (LIA), a porté plainte contre Quinta devant le tribunal de commerce de Paris il y a deux ans. Il réclame l'annulation de l'investissement dans Quinta, la restitution des 23,5 millions d'euros, plus un million d'euros de dommages au titre du préjudice moral. 

La santé de Quinta contestée 

L'avocat du fonds libyen a expliqué lors d'une audience jeudi 15 septembre: "la situation de Quinta nous préoccupe. L'avocat de Quinta dit lui-même que Quinta se porte mal. La société est en pertes depuis six ans. Elle a consommé la quasi-totalité de son actif net, et a besoin d'être recapitalisée. Les commissaires aux comptes ne sollicitent pas le renouvellement de leur mandat. Et Trefinance, la société appartenant à Silvio Berlusconi, s'est retirée du capital fin 2014".

Argument balayés par Tarak ben Ammar: "Quinta n'est pas en difficultés. Elle a zéro dette et possède 40 millions d'euros de fonds propres. Quand au commissaire aux comptes, son mandat était arrivé à expiration". Son avocat Olivier Laude a ajouté à l'audience: "le secteur du cinéma est difficile. Les industries techniques ont subi de plein fouet le passage au numérique". 

"Valorisation excessive et opaque"

Autre reproche de l'avocat du fonds libyen: "l'investissement dans Quinta s'est fait sur une valorisation élevée et opaque". Précisément, la société de production avait été évaluée à 141,8 millions d'euros. Une valorisation approuvée par une expertise effectuée en octobre 2008 par Fortis Mediacom Finance. Cette expertise justifiait cette valorisation notamment par le rachat par Quinta des laboratoires Eclair. Or ce rachat avait été abandonné plusieurs mois auparavant, en juin 2008, pointe le fonds libyen. 

En pratique, pour faire annuler l'investissement dans Quinta, le fonds libyen met en avant des raisons de pure forme. Il argue que les actes ont été signés par des personnes n'ayant "ni pouvoir ni mandat" pour cela, et qu'il y a une erreur dans le nom de la structure qui est entrée au capital (Lafitrade Holding NV au lieu de Lafitrade Holding BV). Tarak ben Ammar répond que les actes ont été signés par Mohamed Layas, alors président de la Libyan Investment Authority, qui détenait Lafitrade Holding. 

Confusion politique

Autre problème: "la situation en Libye est politiquement très confuse. Nous avons aujourd'hui deux gouvernements", a admis l'avocat du fonds souverain. 

Tarak ben Ammar a donc demandé au tribunal d'attendre que la situation s'éclaircisse, et précisément d'appliquer le règlement européen de janvier 2014 sur le gel des avoir libyens. Ce qui suspendrai la procédure pour plusieurs années. Le tribunal va donc d'abord se prononcer sur ce point. "Le fonds souverain libyen représente le peuple libyen, et reste donc bienvenu à mon capital. Mais la question est aujourd'hui de savoir quel pouvoir il représente", conclut Tarak ben Ammar.

Saisi en référé il y a deux ans, le tribunal de commerce avait refusé de mettre sous séquestre les 23,5 millions d'euros, comme le demandait le fonds libyen. 

Mise à jour: le 21 octobre 2016, le tribunal de commerce a jugé que le règlement européen de janvier 2014 gelant les avoirs libyens s'appliquait bien à cet investissement dans Quinta, et donc que les demandes du fonds souverain libyen étaient irrecevables actuellement, mais pourraient être "réintroduites" une fois le gel terminé (cf. jugement ci-dessous). Le fonds souverain libyen a été condamné à rembourser les frais de procédure à Quinta (30.000 euros).

Quinta et Tarak ben Ammar ont déclaré "qu'ils attendront de savoir qui sont les représentants légitimes du peuple frère libyen avant de poursuivre une fructueuse coopération mutuellement bénéfique, ayant toujours pour objet la défense et la promotion de la culture arabe-musulmane dans le monde". 

De son côté, Me Jean-François Adelle, avocat du fonds souverain libyen, déclare: "la LIA étudie l’attitude qu’elle adoptera à la suite de la décision du tribunal. Mais il y a d’ores et déjà lieu de noter que l’interprétation que le tribunal a retenue du règlement sur les sanctions libyennes, selon laquelle le gel de ses avoirs interdisait à la LIA l’action en justice engagée, va à l’encontre d’une mise à jour du règlement publiée par le Ministère de l’économie et des finances le 19 octobre 2016, selon lequel "la LIA ne fait pas l'objet d'un gel mais d'une mesure particulière." "

L'actionnariat de Quinta Communications (en %, à fin 2014)

Holland coordinator and service co BV (société néerlandaise de Tarak Ben Ammar): 74,95%

Teleclair SARL: 10%

Lafi Trade NV (fonds souverain de la Libye): 10%

Prima TV (société italienne de Tarak Ben Ammar): 5,05%

Source: comptes sociaux

Les résultats de Quinta Communications (en millions d'euros)

Chiffre d'affaires
2008: 6,2
2009: 3
2010: 4,2
2011: 16,3
2012: 3,4
2013: 0,2
2014: 0,3

Résultat net
2008: -6,7
2009: -9,5
2010: -20
2011: -26,8
2012: -18,4
2013: -14,1
2014: -15,3

Source: comptes sociaux

Jamal Henni