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L'histoire secrète du tournage mouvementé des Yamakasi

Les Yamakasi dans 'les Fils du vent'

Les Yamakasi dans 'les Fils du vent' - EuropaCorp

Intempéries, budget dépassé, réalisateur viré en plein tournage, procès tous azimuts... Cette production Luc Besson a accumulé toutes les difficultés.

Ce jeudi 7 décembre, peut-être regarderez vous Yamakasi, les samouraï des temps modernes sur NRJ 12. En regardant cette bande de jeunes sauter de toit en toit, vous ne vous douterez sûrement pas que le tournage du film a été un véritable cauchemar.

Un protégé de Luc Besson

Pourtant, tout avait bien commencé. Sur le tournage de Taxi 2, Luc Besson repère parmi les figurants une bande de jeunes acrobates de toutes origines. Il a l'idée d'en faire les héros d'un long métrage, qu'il produira via sa société EuropaCorp. Il écrit le premier jet d'un scénario, mais préfère ne pas le réaliser lui-même. Il confie les rênes à un jeune réalisateur prometteur, Julien Seri. Âgé alors de 29 ans, ce dernier n'a encore dirigé aucun long métrage, mais tourne depuis huit ans des clips vidéo et surtout des spots publicitaires. Luc Besson le prend vite sous son aile, lui faisant partager son bureau ou sa suite lors du festival de Cannes, raconte Geoffrey Le Guilcher dans Luc Besson, l'homme qui voulait être aimé (Flammarion).

À partir du premier jet de Luc Besson, un scénario est écrit par Philippe Lyon et Julien Seri, qui touche pour cela une avance (ou minimum garanti) comprise entre 7.500 et 19.000 euros. Julien Seri doit en outre toucher 60.975 euros comme réalisateur. Au total, le budget prévu s'élève à 6,9 millions d'euros.

Tout se passe mal

Le tournage débute le 3 juillet 2000 à Choisy-le-Roi. Un mois plus tôt, Julien Seri annonce la couleur dans une lettre à l'équipe: "Le tournage va être difficile et le rythme infernal".

Cela s'avère en-dessous de la réalité. "La nature du film qui fait appel à de nombreuses cascades tournées en extérieur, la présence de comédiens non professionnels, et l'équipe du réalisateur composée pour partie de personnes qui n'avaient semble-t-il pas toujours travaillé à un niveau de responsabilité équivalent, n'étaient pas de nature à faciliter la tâche du réalisateur, laquelle a été rendue plus difficile en raison de conditions climatiques particulièrement défavorables", dira plus tard la justice.

"La rentabilité est le mot d'ordre"

Le 24 juillet, Julien Seri écrit à Luc Besson pour se plaindre des délais de préparation insuffisants (10 semaines, alors qu'il réclamait 3 mois), du manque d'expérience de certaines personnes imposées par le producteur, et des méthodes de production dont "la rentabilité est le mot d'ordre". Il demande à ce que le tournage soit interrompu un mois et demi pour mieux le préparer. Faute de quoi, "votre refus équivalant à votre assentiment tacite de me faire quitter l'équipe, je préfère effectivement me retirer du film". Il conclut: "Votre méthode de travail n'a rien à voir avec la mienne. Il s'avère que c'est à moi de travailler selon vos méthodes, ce qui fait de moi un simple technicien. Mon attachement pour ce film diminue de jour en jour. Comment peut-on créer sans envie, sans amour? Moi, je n'y arrive pas".

Luc Besson lui répond qu'il accepte alors de suspendre le tournage une semaine (voire deux si nécessaire), et conclut: "Nous te faisons confiance pour mener à bien ce projet".

Toutefois, quelques jours plus tard, Luc Besson débarque sur le plateau et, devant toute l'équipe, critique le travail de Julien Seri, mais ce dernier ne plie pas face à son producteur.

Entre temps, Julien Seri envoie le 7 août une nouvelle lettre à Luc Besson, où il assure n'avoir "jamais envisagé la réalisation d'un film dans le conflit mais plutôt dans l'échange", mais regrette: "Votre manière de produire me permet très difficilement d'y mettre 'à l'intérieur' mon univers".

Deux jours plus tard, Luc Besson lui rappelle qui est le véritable chef: il lui envoie une lettre déplorant son attitude critique, des retards par rapport au plan de travail... Surtout, il le convoque à un entretien préalable le 14 août en vue d'une "sanction" non indiquée.

Licenciement pour "faute grave"

Le 14 août, Julien Seri ne se rend pas à l'entretien préalable, ni à une réunion de préparation. Trois jours après, la sanction tombe: il est licencié pour "faute grave". La lettre de licenciement stipule:

"Malgré tous les efforts déployés par la production, vous n'avez apporté aucun changement ni dans votre travail, ni dans votre comportement. Le plan de travail n'est toujours pas respecté. Ces retards cumulés augmentent considérablement le budget du film.
À plusieurs reprises, nous vous avons proposé de faire appel à un cadreur professionnel. Vous avez toujours refusé, préférant procéder au cadrage vous-même. Or vous n'aviez ni la compétence, ni l'expérience d'un cadreur professionnel: il en résulte un problème de cadrage à l'image.
Par ailleurs, vous faites preuve sur le plateau d'un très mauvais esprit auprès des membres de l'équipe, n'hésitant pas à critiquer la société de production. Vous n'avez pas hésité à dire devant toute l'équipe que la production 'vous payait un court métrage de 12 semaines'".

Julien Seri est particulièrement blessé par ces reproches, notamment sur ses compétences en matière de cadrage. Il assurera plus tard à la justice "avoir une expérience approfondie du cadrage".

Après ce licenciement, le tournage s'interrompt alors un mois. En catastrophe, Luc Besson trouve alors un autre réalisateur, le vétéran Ariel Zeïtoun. Finalement, le tournage dure 20 semaines, soit deux fois plus longtemps que prévu. "Cela démontre que le délai initial était très insuffisant", dira plus tard Julien Seri à la justice.

Empêcher la sortie du film

Finalement, le film combine les plans tournés par Julien Seri et Ariel Zeïtoun, mais seul ce dernier est crédité au générique comme réalisateur. Julien Seri tente alors de bloquer la sortie du film. Il porte plainte devant le tribunal de grande instance de Paris pour interdire l'exploitation du film, et réclamer 2,4 millions d'euros de réparation de préjudice. Son co-scénariste Philippe Lyon s'associe à la démarche, réclamant 2,1 millions d'euros supplémentaires.

Mais le tribunal les déboute le 23 mars 2001. Il autorise l'utilisation des plans tournés par Julien Seri, comme le prévoit son contrat en cas de défaillance du réalisateur, mais aussi les textes sur le droit d'auteur. Pour le tribunal:

"EuropaCorp considère que M. Seri a manqué à ses obligations par son indécision, son manque de préparation, son découragement et par la menacé réitérée de son départ, puis par son absence le 14 août; et que cette défaillance mit en péril le film.
En ce qui concerne le grief de manque de préparation et d'insuffisance d'organisation, le tribunal [ne peut] en imputer à M. Seri la responsabilité exclusive. Les griefs de découragement, de perte de contrôle ou d'indécision ne paraissent pas plus suffisamment établis, au regard des conditions difficiles de tournage.
En revanche, l'attitude de M. Seri ne laissait guère planer de doute sur sa profonde insatisfaction et sur sa volonté d'abandonner la réalisation, en plein tournage, s'il n'était pas satisfait à ses attentes.
Dans une telle situation de retards, de crise et d'urgence, l'absence non justifiée de Julien Seri à la réunion de préparation du 14 août constitue une défaillance, qui justifie la résiliation de son contrat d'auteur-réalisateur aux torts du réalisateur".

Victoire aux prud'hommes

Julien Seri fait alors appel et demande en référé le report de la sortie du film, mais en vain. Toutefois, il reçoit une consolation des prud'hommes, qui, le 5 avril 2001, lui accordent 54.130 euros, et reconnaissent:

"Le déroulement des faits montre que M. Seri fera montre d'insuffisances professionnelles répétées, notamment dans la programmation des tâches et le management de son équipe. Cependant, ces insuffisances ne peuvent être constitutives de faute grave, alors que le salarié pouvait rester dans l'entreprise jusqu'à la fin de son CDD. La séparation sera donc qualifiée de licenciement sans cause réelle et sérieuse".

Une victoire d'autant plus appréciable que les Yamakasi avaient témoigné contre Julien Seri, affirmant qu'il était "dépassé par les événements"... Mais le montant accordé reste inférieur à ce que demandait Julien Seri (146.000 euros), qui décide, là encore, de faire appel.

Le calumet de la paix

Finalement, la justice organise avec succès une médiation entre les deux anciens amis. Un communiqué commun est publié le 2 janvier 2002:

"Luc Besson et Julien Seri ont décidé de régler amiablement l'ensemble des litiges les opposant à la suite des malentendus et différends apparus entre eux. Sous l'autorité de M. Fouret, conseiller doyen honoraire à la Cour de cassation, Luc Besson et Julien Seri sont parvenus à un accord transactionnel, réglant amiablement tous leurs litiges".

En pratique, Julien Seri reçoit un chèque d'un montant inconnu. Car entre temps, Yamakasi, les samouraï des temps modernes est sorti en salles le 4 avril 2001, et a réalisé un joli succès avec 2,5 millions d'entrées.

Face à ce succès, UGC décide de produire un autre film avec l'équipe des Yamakasi, doté cette fois d'un confortable budget de 18,95 millions d'euros. Pour le scénario et la réalisation, les Yamakasi font appel à Julien Seri, qui reçoit pour son script une avance de 206.280 euros. Les droits du premier film appartenant à EuropaCorp, ce second film ne se présente pas comme une suite du premier. Baptisé Les fils du vent, il sort en 2004, et fait un bide, avec seulement 433.090 entrées.

Ultime rebondissement

L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais va connaître un ultime rebondissement. Le 10 juillet 2014, l'émission Complément d'enquête sur France 2 diffuse un long portrait de Luc Besson. C'est une biographie autorisée, produite par Mélissa Theuriau. Luc Besson déclare lui-même avoir accepté le portrait car il avait confiance en l'épouse de son ami Jamel Debbouze... Toutefois, le documentaire souligne que le réalisateur-producteur peut être dur et exigeant, et ajoute: "Gare à ceux qui sortent des rails, comme le réalisateur des Yamakasi, licencié en plein milieu du tournage pour incompétence".

Julien Seri, bien que son nom ne soit pas cité, est furieux. Il demande un droit de réponse à la chaîne, dans lequel il assure "ne pas avoir été licencié pour 'incompétence'". Le droit de réponse rappelle les jugements intervenus, puis conclut: 

"Luc Besson aurait dû limiter votre commentaire sur notre contentieux aux termes du communiqué de 2002, compte-tenu des engagements de non dénigrement qu'il a pris à mon égard par la transaction conclue, au lieu de vous laisser déloyalement dire que j'avais été licencié 'pour incompétence', sans préciser bien entendu qu'il a été condamné par les prud'hommes pour ce licenciement abusif".

Mais France 2 refuse de diffuser le droit de réponse, au motif que le texte demandé par Julien Seri porte atteinte aux droits de Luc Besson. En effet, la loi permet dans un tel cas de refuser un droit de réponse. Mécontent, Julien Seri saisi alors le tribunal de grande instance, puis la cour d'appel, mais à chaque fois en vain...

Jurisprudence

En tous cas, cet épisode a fait jurisprudence pour les nombreuses productions EuropaCorp qui ont suivi. Luc Besson est régulièrement intervenu sur le tournage, le montage, a parfois demandé le tournage de nouvelles scènes, sans que cela soit contesté par le réalisateur. Une pratique courante aux États-Unis, où le producteur décide du montage final, mais pas en France, où c'est la prérogative du réalisateur. 

De son côté, Julien Seri a beaucoup tourné pour la télévision, mais peu pour le cinéma. À ce jour, il n'a réalisé que deux autres longs métrages. Le premier, Scorpion avec Clovis Cornillac, doté d'un budget de 4 millions d'euros, est sorti en 2007 et a réalisé 228.000 entrées. Le second, Night fare, avec un budget de moins d'un million d'euros (réuni notamment via Ulule), est sorti en janvier 2016, et a réalisé 6.202 entrées.

Contactés, l'avocat d'EuropaCorp n'a pas répondu, tandis que celui de Julien Seri Georges Souchon n'a pas souhaité faire de commentaires.

Jamal Henni et Simon Tenenbaum