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La DGSE rétablit la vérité sur le rôle des Français autour d’Enigma

La légende autour des machines Enigma s'enrichit désormais du rôle précurseur des services de renseignements français.

La légende autour des machines Enigma s'enrichit désormais du rôle précurseur des services de renseignements français. - Bundesarchiv

Mise en lumière au cinéma dans le film Imitation Game, sorti cette année, l’équipe du génie britannique Alan Turing n’aurait sans doute pas connu le même succès sans le travail initial de mathématiciens polonais ni … d’espions français. Nous l’apprenons aujourd’hui avec des archives secrètes tout juste déclassifiées par la DGSE.

C’est un triple moment historique qu’ont vécu les participants à la conférence de presse organisée par la DGSE début décembre à Paris. Il s’agissait tout d’abord du tout premier rendez vous presse dans l’histoire de la DGSE. La deuxième révélation porte sur le rôle crucial joué par les Français dans le hacking de la machine Enigma, aux côtés de mathématiciens polonais et plus tard d’agents anglais, dont l’équipe emmenée par le désormais célèbre Alan Turing.

Le troisième moment fort de cette conférence a davantage été ressenti par les historiens présents. En étudiant les archives du fonds Bertrand (du nom du général qui fut l’un des pivots de cet épisode) déclassifié par la DGSE, ceux-ci ont obtenu la preuve que des agents de renseignements français ont, entre 39 et 42, poursuivi leurs relations étroites avec leurs homologues britanniques alors qu’ils étaient sous les ordres de l’armée de l’Armistice, et cela sans en informer le gouvernement de Vichy. Comme l’a confirmé pendant la conférence Nathalie*.

Un système de chiffrement mis au point en 1923

L’histoire d’Enigma démarre en fait en 1923, lorsqu’un industriel allemand met au point une série de machine de chiffrage, dénommées Enigma. Un temps utilisées par les diplomates, ces boîtes qui ressemblent en apparence à des machines à écrire ont ensuite été intégrées au sein des différentes armées allemandes. Le principe est de saisir un message codé et d’en envoyer la retranscription par radio à un autre opérateur qui, doté d’une machine identique et du code approprié pourra alors déchiffrer le message. Un système totalement impénétrable qui commence à intriguer d’autres nations et notamment les Polonais. 

Le clavier de la machine Enigma reproduite par la Général bertrand n'est ni au format qwerty, ni azerty. Les touches sont disposées dans l'ordre alphabétique traditionnel
Le clavier de la machine Enigma reproduite par la Général bertrand n'est ni au format qwerty, ni azerty. Les touches sont disposées dans l'ordre alphabétique traditionnel © DGSE

Au début des années 30, inquiets de la menace de leurs voisins Allemands, une équipe de mathématiciens polonais, emmenée par Marian Rejewski, est en effet la première à s’intéresser à Enigma et à travailler sur le système de chiffrement. Manquant d’éléments techniques, ces scientifiques se heurtent cependant à la complexité du système. Tout va basculer en juin 1931, lorsqu’un Allemand, Hans Thilo Schmidt, employé dans les services de transmission, se présente aux portes de l’Ambassade de France à Berlin. Contre rémunération, il propose de fournir aux Français toutes les notices techniques et la documentation liées aux machines Enigma.

Le Général Bertrand, le véritable pivot de l'opération

Le sujet remonte jusqu’aux oreilles de Gustave Bertrand, créateur du service français de renseignement du Chiffre au sein de l’état-major en 1930. Recueillant peu de soutien au sein de son propre camp, Bertrand va alors se tourner vers les Polonais dont il suit les travaux. Les deux équipes vont alors travailler de concert de 1931 à 1939. Les Britanniques sont informés mais ce n’est qu’en 1938 qu’ils s’intéresseront de plus près au projet, sentant la menace allemande se concrétiser.

Les Français jouent alors le rôle d’intermédiaires entre Polonais et Britanniques. L’entretien décisif a lieu le 26 juillet 1939 dans la "station dans les bois" à Piry. Les polonais présentent trois répliques de la machine Enigma: un exemplaire pour eux et deux autres destinés aux services anglais et français. Les britanniques dirigés par le Commandant Dennison de l’Intelligence Service (qui figure parmi les rôles principaux dans le film Imitation Game) sont époustouflés par le travail déjà effectué par les Polonais, aidés des Français. Rejewski et ses comparses ont en fait démonté la machine et traduit le mécanisme en une équation à multiples inconnues.

Entrée en lice du génie britannique Alan Turing

C’est à ce moment qu'entre en jeu le génie d’Alan Turing. L'excentrique et brillant mathématicien anglais va ainsi inventer le premier ordinateur dont la mission principale sera de résoudre cette équation. "Il ne faut pas en effet négliger le rôle crucial du génie britannique", commente l’historien Olivier Forcade. La suite est connue. Grâce aux talents réunis de tous ces esprits, le code allemand sera cassé, sans que les forces nazies s’en doutent une seule seconde. Le "hacking" de la machine Enigma va accompagner le succès des alliés et même permettre, selon les historiens, de raccourcir la durée de la guerre de deux ans.

Quant au Général Bertrand, malgré la défaire face aux Allemands, il va continuer à œuvrer au sein de l’Armée Française, en limitant le secret de ses recherches à un nombre très restreint d’officiers. Lors de l’occupation, il part s’installer avec son équipe – et ses alliés polonais- à Uzès. Il rejoindra finalement la France Libre à Alger puis Londres. Prenant le soin au passage de ne conserver que les archives les plus précieuses de ses travaux dont certaines furent emmurées, sans doute dans sa propriété cévennole.

Seuls quatre documents restent au secret

Au total ce sont 600 documents qui sont déclassifiés. Seules quatre pièces de ce fond très riche restent toutefois secrètes. "Ces documents techniques reflètent des méthodes de travail ou des modes de pensées propres au travail des cryptanalystes et n’ont pas nature à être rendus publics", précise Nathalie. Ils reprendront donc leur place dans les onze kilomètres linéaires d’archives papiers de la DGSE, auxquels s’ajoutent quinze millions de documents électroniques. Quant au fonds Bertrand rendu donc public, il ne représente qu’un mètre de ces longs rayonnages.

(*prénom d’emprunt de la conservatrice générale des archives de la DGSE, dont l’anonymat doit être préservé)

Frédéric Simottel