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Le Don Quichotte de Terry Gilliam, film maudit jusqu'au bout

Paulo Branco et Terry Gilliam à Cannes en 2016

Paulo Branco et Terry Gilliam à Cannes en 2016 - BFM Business

Le film du réalisateur de Brazil doit être projeté le 19 mai en clôture du festival de Cannes, et sortir en salles le même jour. Mais son ancien producteur Paulo Branco s'y oppose...

L'homme qui tua Don Quichotte de Terry Gilliam sera-t-il projeté au festival de Cannes le 19 mai et sortira-t-il en salles le même jour? Telle est la question que doit trancher la justice, saisie en référé par le producteur portugais Paulo Branco, qui s'oppose à cette sortie. La justice examine l'affaire ce lundi 7 mai, et rendra son verdict peu après. Un épisode qui n'est que le énième rebondissement d'un projet maudit né en 1989, lorsque l'ex-Monthy Python lu le roman de Cervantes...

1-un tournage qui tourne court

Le film a d'abord failli se faire en 2000. Terry Gilliam réuni un budget de 32 millions de dollars et, côté casting, Jean Rochefort, Johnny Depp et Vanessa Paradis. Le tournage, à coté d'une base militaire près de Madrid, est interrompu au bout de quelques jours en raison de pluies diluviennes, du bruit des avions de combat, et du déclenchement d'une hernie discale chez Jean Rochefort. L'acteur français dira que ses rapports avec le réalisateur britannique étaient "catastrophiques", et que l'épisode le conduira à plusieurs dépressions. Le making of de ce film avorté deviendra un documentaire intitulé Lost in la Mancha et qui rencontrera un certain succès.

Depuis lors, Terry Gilliam ne cesse de vouloir tourner ce film. Problème: la compagnie d'assurance ayant assuré le premier tournage garde les droits sur le scénario. Finalement, Terry Gilliam les récupère en 2008. Il convainc le producteur britannique Jeremy Thomas, qui obtient une option sur les droits auprès du français Hachette Première et de l'assureur, l'allemand HDI. Depuis, Terry Gilliam a tenté une demi-douzaine de fois de relancer le film, avec successivement Gérard Depardieu, Robert Duvall, John Hurt, Ewan Mc Gregor, Owen Wilson, Josh Brolin, Robert Downey Jr, Colin Farell... 

2-le projet est relancé mais sans budget

Mercredi 18 mai 2016, Terry Gilliam et Paulo Branco organisent une conférence de presse lors du festival de Cannes pour annoncer que le tournage du film va enfin avoir lieu. Il doit démarrer le 3 octobre 2016 et s'étaler sur 11 semaines, entre l'Espagne, le Portugal et les îles Canaries. La distribution comprend Michael Palin, Adam Driver et Olga Kurylenko.

Le duo annonce un budget de 17 millions d'euros, mais aucun journaliste ne demande si la somme est réunie. En réalité, elle ne l'est pas, et Paulo Branco ne parviendra jamais à la réunir. Un jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris indique:

"Les démarches engagées par [la société de Paul Branco] Alfama [pour réunir le budget] ont été vaines. Alfama a signé le 9 mai 2016 un accord de coproduction avec l'espagnol Tornasol et le portugais Leopardo, et le 10 juin 2016 un deal memo de coproduction avec la société belge Entre chien et loup qui devait réaliser un apport compris entre 800.000 et un million d'euros. Le producteur a reçu un accord de participation de la Fnac à hauteur de 250.000 euros le 8 juillet 2016, de l'allemand Tele Munchen de 950.000 euros. Des accords de distribution ont par ailleurs été conclus avec la télévision polonaise, suisse et tchèque.
Le producteur a organisé des rendez-vous avec des partenaires financiers potentiels -Sony Pictures, Fox, A 24 Films, IM Global et IFC Films- en juillet 2016. Des démarches ont également été entreprises sans succès auprès de France Televisions, Sony, Mars Films, Canal Plus, Orange Studio, WY Production et TF1.
Enfin, le distributeur Amazon [qui devait investir 2,5 millions d'euros] s'est retiré le 17 mai 2016 [soit la veille de la conférence de presse à Cannes], alors que les discussions avec ce partenaire étaient assez avancées notamment concernant les aspects financiers".

Selon le Monde, Paulo Branco a même demandé à Jack Lang d'intervenir auprès des patrons de TF1, France Télévisions et Canal Plus. Au final, "les deux tiers du budget avaient été réunis fin juillet", a indiqué l'avocate de Paulo Branco, Claire Hocquet, lors d'une audience devant la cour d'appel le 4 avril 2018.

3-un réalisateur dépensier

Logiquement, la tension monte alors entre un Paulo Branco qui cherche à réduire les coûts et un Terry Gilliam plutôt dépensier et à qui le contrat accorde le droit de choisir l'équipe. Selon les juges:

"le directeur de la photographie Nicola Sancho Pecorini a été choisi par Terry Gilliam. Son souhait de tourner en 35 mm l'a conduit à proposer l'utilisation d'une pellicule 50 asa dont la sensibilité à la lumière est quasi inexistante, ce qui exigeait des conditions d'ensoleillement optimales, ou à défaut la création d'une lumière artificielle en extérieur nécessitant le transport et la mise en place en plusieurs lieux distincts d'un matériel supplémentaire conséquent, ce qui avait un impact sur les coûts et le plan de travail. Paulo Branco s'est cependant soumis à cette contrainte.
La chef maquilleuse retenue -Kirstin Chalmers- a également été choisie par Terry Gilliam, contre la suggestion d'Alfama de recourir à une autre maquilleuse dont les exigences financières étaient moindres".

Terry Gilliam impose aussi sa fille Amy comme directrice de production. Concernant Michael Palin qui joue Don Quichotte, Paulo Branco propose de le payer seulement 100.000 euros. "L'offre faite à Michael Palin a été reçue comme une gifle", écrit alors le réalisateur à son producteur. Finalement, le cachet est rehaussé à 285.000 euros...

Quant à Terry Gilliam, Paulo Branco doit le payer 750.000 euros. La première tranche doit lui être versé le 8 août 2016. Mais deux jours avant, tout vole en éclats. Paulo Branco pose un ultimatum à Terry Gilliam: il lui demande à choisir l'équipe, faute de quoi il jettera l'éponge. Terry Gilliam n'obtempérant pas, Paulo Branco annule tout:

"Les conditions minimum pour lancer la préparation effective du film ne sont pas réunies.
Je suis forcé de constater que ne sont pas réunies les conditions minimum de compréhension entre nous, ce qui me conduit à croire que le rôle de producteur ne serait pas respecté, pas plus que ses décisions prises en compte, ce qui compromettrait de manière irrémédiable la faisabilité du projet, lequel ne sera possible que s'il existait une entente entre les parties, [ce qui m'oblige à] suspendre immédiatement le lancement de la préparation effective du film, prévue pour lundi 8 août 2016... Bonne chance avec un autre producteur"

Le 8 août, Paulo Branco propose bien de reprendre le projet avec un "scénario simplifié", sans effets spéciaux et avec un budget réduit, mais Terry Gilliam refuse.

4-Terry Gilliam tourne quand même son film

Finalement, Terry Gilliam tourne quand même son film en Espagne et au Portugal, entre mars et juin 2017, avec Adam Driver, Olga Kurylenko et Jonathan Pryce (qui remplace Michael Palin). Côté production, Paulo Branco n'est plus de la partie, Tornasol et Entre chien et loup rempilent, Jeremy Thomas remonte à bord, rejoints par le français Kinology, le portugais Ubkar et l'espagnol Carisco. Le financement (16 millions d'euros) est complété en Belgique (le tax shelter du gouvernement, le fonds Wallimage et l'opérateur Proximus) et en Espagne (la télévision RTVE et l'opérateur Movistar), et par les distributeurs français Ocean et Star Invest (une société spécialisée dans la défiscalisation pour redevables de l'ISF...) Amazon aurait finalement acheté les droits pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Au final, le générique comprend 13 producteurs (dont six exécutifs et deux co-producteurs).

6-Paulo Branco se rebiffe

Paulo Branco est furieux de ce tournage réalisé sans lui. Il affirme que Terry Gilliam s'est fait verser son salaire de 750.000 euros dans une société panaméenne. Surtout, il assure avoir "engagé plus de 700.000 euros pour que ce film existe". En face, les nouveaux producteurs affirment que Paulo Branco "n'est pas le producteur du film: il n'a rien investi, il n'a pas payé Terry Gilliam, il n'a pas acheté les droits d'auteur du scénario auprès de Jeremy Thomas car il était dans l'incapacité d'en payer le prix de 250.000 euros".

D'un point de vue juridique, Paulo Branco revendique le titre de producteur. Notamment, il estime toujours valable le contrat qu'il a signé le 29 avril 2016 avec Terry Gilliam pour lui acheter ses droits d'auteurs et de réalisateur pour 750.000 euros. En mars 2017, le réalisateur anglais saisi donc le tribunal de grande instance de Paris pour faire résilier ce contrat. Mais le 19 mai 2017, les juges le déboutent, et le condamnent à payer 10 000 euros de frais de procédure à Paulo Branco:

"Paulo Branco ne peut se voir reprocher de n'avoir pas rempli son obligation de recherche de financements, au prétexte que celles-ci n'ont pas eu le résultat escompté, et alors qu'il était demandé au producteur de réunir 16 millions d'euros dans des délais très contraints.
Terry Gilliam ne fournit aucun exemple de contrainte artistique que lui aurait imposée le producteur ni dans le choix de l'équipe, ni dans les options retenues quant aux décors, costumes ou grimage des acteurs".

Mais les juges renvoient aussi dans ses buts Paulo Branco, qui demandait à ce que le tournage soit suspendu. Le jugement est frappé d'appel, et le verdict doit être rendu le 15 juin 2018.

5-échange de noms d'oiseaux

Le 19 avril 2018, le Festival de Cannes annonce que le film sera projeté le 19 mai lors de la cérémonie de clôture, et sortira en France le même jour. Furieux, Paulo Branco intente alors une action en référé pour interdire la projection et la sortie. Le Festival et le producteur s'échangent alors des noms d'oiseaux par voie de communiqué de presse...

Selon les nouveaux producteurs du film, "on est en arrivé là parce que, le 15 mars 2018, les producteurs ont refusé l’ultimatum non négociable de M. Branco transmis en présence de tiers: cet ultimatum, c’est 3,5 millions d'euros pour lui, qui se répartiraient en 2 millions d'euros cash immédiatement et 1,5 million d'euros sur les recettes à venir". Une somme que Paulo Branco dément réclamer...

Jamal Henni à Cannes