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"Le loup de Wall Street", le dernier film anti-business d'Hollywood

Selon ce chercheur, le réalisateur projette dans ses films son rapport difficile avec son propre employeur, c'est-à-dire le studio

Selon ce chercheur, le réalisateur projette dans ses films son rapport difficile avec son propre employeur, c'est-à-dire le studio - -

A l'occasion de la sortie du dernier film de Scorsese mercredi 25 décembre, Stéphane Debenedetti, maître de conférences en sciences de gestion à Dauphine, explique pourquoi les films hollywoodiens sont critiques vis-à-vis de l'entreprise.

> Avec 'Le loup de Wall Street', Hollywood propose une vision très critique du business. Est-ce un phénomène nouveau?

La critique cinématographique du monde des affaires est vieille comme le cinéma. En 1909, Griffith, dans un film resté célèbre (A corner in wheat) dénonçait déjà, avec l’arme du montage parallèle, l’intrusion néfaste du spéculateur dans le cycle production-consommation. Toute l’histoire du cinéma est comme cela jalonnée de figures ridicules ou terribles d’hommes d’affaires cupides (Un fauteuil pour deux), obtus (Mary Poppins), violents (Wall street) ou manipulateurs (Le crime de Monsieur Lange).

Ces représentations relèvent bien sûr de la critique sociale, contre l’exploitation, la domination, la misère engendrées par le système, mais aussi souvent d’une critique plus "artiste" dénonçant le désenchantement du monde provoqué par le matérialisme, la marchandisation, la rationalisation à outrance...

> Comment expliquer ces critiques?

Une des explications les plus intéressantes renvoie à l’opposition de valeurs entre mondes de l’art et du business: sensibilité vs rationalité, liberté vs contrôle, etc. Le cinéaste, vivant au plus près cette contradiction au cœur d’une industrie lourde, réglerait ses comptes, en quelques sortes, à travers ses films…

Mais cette explication soulève aujourd’hui une difficulté: comment rendre compte de la persistance des critiques, alors que le monde des affaires devient lui-même de plus en plus investi des valeurs qui caractérisent traditionnellement les artistes: créativité, mobilité, flexibilité…?

> La critique du monde des affaires est-elle toujours aussi radicale que dans le dernier film de Scorsese?

Non, le plus souvent, la critique n’est que "corrective". Le scénario finit par éliminer "la" pomme pourrie (Working girl), substitue au corrompu un honnête businessman (La tour des ambitieux), met un peu plus d’éthique ou d’humanité dans les rouages (Vous ne l’emporterez pas avec vous)… pour corriger à la marge un système globalement acceptable.

Mais parfois la critique est plus radicale, elle s’inscrit alors dans la forme même des œuvres. C’est le cas archi-classique mais néanmoins génial des Temps modernes de Chaplin [diffusé dimanche 29 décembre sur Arte], où le cinéaste oppose au récit linéaire dominant de l’ascension sociale du héros, l’itinéraire circulaire et stérile d’un anti-héros, défiant du même coup l’idée même de productivité et de rendement, du travail comme du récit.

Dans un genre différent, on peut aussi citer They live (Invasion Los Angeles) où John Carpenter, en alternant noir et blanc et couleur, oppose fable contre fable: celle du capitalisme totalitaire et celle du consumérisme heureux.

Mais que cette critique soit corrective ou radicale, on peut toujours s’interroger sur la portée réelle d’une telle critique portée depuis l’intérieur même du système. Le simple fait que l’industrie du cinéma, donc l’industrie tout court, soit capable de s’autocritiquer à ce point n’est-il pas la preuve que ce système ne peut être fondamentalement mauvais?

> Le paradoxe est donc qu'un business -celui d'Hollywood- génère une critique du business...

Oui, on peut penser en effet que toute critique est récupérée, et donc désamorcée, inutile, voire contre-productive.

Mais on peut penser aussi, de façon plus positive peut-être, que le cinéma joue toujours de manière dialectique sur deux tableaux. D'un côté, le cinéma, en tant que produit industriel et produit de consommation de masse, participe certes de l’aliénation du consommateur. Mais, dans le même temps, il se fait critique de cette même aliénation, et fait donc malgré tout bouger les lignes.

En fait, les films sur le monde des affaires influencent les représentations du public, et donc participent petit à petit à l’évolution de ce monde vers plus d’éthique, plus d’humanité. Du moins, c’est une hypothèse…

Personnellement, je reste persuadé que même les films les plus hollywoodiens, les plus "correctifs" dans l’âme, suscitent toujours un trouble fécond chez le spectateur. Par exemple, à la fin de Working girl de Mike Nichols, le plan en hélicoptère qui consacre la victoire de Tess la secrétaire, qui a réussi à grimper les étages et à s’imposer comme manager, nous la montre en même temps ridicule et isolée, petit point anonyme perdu quelque part dans les gigantesques grattes-ciel de Wall Street… C’est le propre des œuvres de nous faire toucher, par le sensible, les paradoxes de la vie… et la vie des affaires n’en manque pas !

> Vous êtes maître de conférences en sciences de gestion. Depuis quand les chercheurs en management s'intéressent-ils à des oeuvres comme les films?

C’est relativement récent. Ça s’inscrit dans un mouvement plus général des sciences sociales en direction des méthodes basées sur l’art.

Je participe par exemple en ce moment à un projet de recherche collectif interdisciplinaire à l’interface art/management, financé par l’Agence nationale de la recherche, qui a pour titre: "l’art pour repenser les mutations critiques des entreprises".

> Dans un projet comme cela, qu'est-ce que les films vous apprennent sur l'entreprise?

En tant que chercheurs, le cinéma nous intéresse d’abord pour deux raisons principales.

D’abord, un film suggère toujours une autre "manière de voir", donc de penser le monde social. Ce regard singulier et décalé va nous inciter à repenser de manière originale -voire iconoclaste- les "tenus pour acquis", les représentations dominantes… Il ne s’agit donc pas de nous fournir des "modèles de management", mais plutôt une matière à penser de façon critique.

Ensuite, la manière dont ces représentations artistiques sont construites peuvent renseigner les chercheurs sur le contexte social au sein duquel l’œuvre a été produite, et d’abord sur le "monde du cinéma", cet espace où artistes, producteurs et publics font des films "ensemble".

Travailler sur les films, c’est donc, pour le chercheur en management, l’opportunité à la fois de repenser ses modèles de manière créative et critique, et d’étudier comment fonctionne une industrie culturelle à travers les œuvres qu’elle produit.

Propos recueillis par Jamal Henni