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Mais que font donc les champagnes Taittinger dans ce village anglais?

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La célèbre maison de champagne vient de planter vingt hectares de vignes dans le Kent pour produire dès 2022 un vin pétillant. Taittinger se met en ordre de bataille face au succès du Prosecco et aux conséquences du changement climatique.

L'Angleterre sera-t-elle demain un acteur de poids du secteur viticole? Si les Britanniques sont réputés comme étant les plus fins connaisseurs de vins de la planète, la production locale est aujourd'hui quasiment inexistante. La faute à un climat toujours humide et sans grande variation de température, peu propice au développement de la vigne. 

Et pourtant, Taittinger, l'une des plus prestigieuses maisons de champagne a décidé de tenter la méthode champenoise "made in England". Fin 2015, le groupe a ainsi déboursé 4 millions de livres (4,7 millions d'euros) pour s'offrir 70 hectares de terres agricoles à Chilham, bourgade rurale de 1000 habitants située dans le Kent au sud est de l'Angleterre. Et c'est sur un verger que la maison champenoise a commencé à planter en ce mois de mai une vingtaine d'hectares de vigne. Les trois cépages traditionnels du vignoble champenois (pinot noir, pinot meunier et chardonnay) donneront naissance d'ici 2022 à la première cuvée de "sparkling" (vin pétillant en anglais) du domaine Evremond. Par la suite, Taittinger espère tripler la taille du vignoble pour produire 300.000 bouteilles par an.

Refaire son retard sur le prosecco

Mais pourquoi cette prestigieuse maison qui exploite déjà 288 hectares de vignoble champenois et produit chaque année six millions de bouteilles a-t-elle choisi de s'implanter au sud de la Tamise? La première raison est d'ordre commercial. Depuis deux ans, en effet, le champagne n'est plus le vin pétillant le plus vendu au Royaume-Uni. Le prosecco italien fait désormais mieux que son prestigieux rival français tant en volume qu'en valeur. Une douche froide pour les producteurs français qui ont pris conscience que le renom d'une appellation ne garantissait plus à elle seule le succès. Moins cher, le mousseux italien attire de plus en plus de consommateurs qui y voient une alternative de qualité. Et si le vin italien fait un carton pourquoi pas tenter un mousseux british?

"Les bulles n’ont rien à voir avec le nationalisme, explique Pierre-Emmanuel Taittinger, le patron de la maison champenoise dans Le Monde. Taittinger n’est ni français ni russe ni allemand, c’est une signature." Les bouteilles du domaine Evremond coûteront entre 30 et 35 euros la bouteille, soit 10 à 20% de moins qu'un champagne Taittinger vendu au Royaume-Uni. 

Pierre-Emmanuel Taittinger, patron de la maison de Champagne et son partenaire britannique Patrick McGrath, directeur général de Hatch Mansfield qui ont créé le domaine Evremond.
Pierre-Emmanuel Taittinger, patron de la maison de Champagne et son partenaire britannique Patrick McGrath, directeur général de Hatch Mansfield qui ont créé le domaine Evremond. © -

Mais il y a une autre raison liée au long terme cette fois: le changement climatique. Ce dernier pourrait avoir à terme des conséquences sur l'ensemble du vignoble français en décalant notamment les saisons. "30 % de nos vignes sont gelés cette année, un phénomène dû en partie au changement climatique, explique dans Le Monde Damien Le Sueur, le directeur général de Taittinger. Avec le réchauffement, le débourrement commence plus tôt, la vigne est plus exposée et en cas de gel, les dégâts sont plus importants."

A plus long terme, le réchauffement pourrait rendre le terroir anglais très favorable à la vigne. Dans cette région du Kent en particulier, le sous-sol crayeux est similaire à celui de la Champagne et les gelées printanières sont moins fréquentes du fait du climat océanique. 

Taittinger n'est d'ailleurs pas la seule maison à se poser la question de la "délocalisation". En 2014 Vranken-Pommery est entré au capital d'un domaine anglais situé dans le Hampshire, au sud-ouest de Londres. Elle a aussi acheté une quarantaine d'hectares pour y implanter de la vigne en 2018. En 2010, Mark Driver, un financier britannique a liquidé son fonds d’investissement et investi 10 millions de livres pour créer un domaine viticole dans l’East Sussex. Il compte produire pas moins d'un million de bouteilles de vin pétillant d'ici 2020.

Un danger pour le vignoble français?

La filière viticole française qui emploie 560.000 personnes dans l'Hexagone et qui participe du rayonnement du pays dans le monde doit-elle s'en inquiéter? Les avis des scientifiques divergent. Certains pensent que le scénario de la mort annoncé du vignoble français est largement exagéré. "Les cépages ont été sélectionnés en fonction de leur sensibilité au climat au fil des années, explique Jean-Marc Touzard, chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Montpellier dans Les Echos. La vigne est le fruit d'un travail d'adaptation progressive sur des millénaires."

Mais le phénomène actuel est plus rapide que l'évolution climatique des siècles passés. Les vendanges débutent de plus en plus tôt. Sur trente ans, on a gagné de deux à trois semaines en France. En prenant en compte cette maturité prématuré du raisin et le réchauffement estimé à 2°C ces 20 prochaines années, cela conduirait à une hausse de 5°C des températures au moment des vendanges en 2050.

Cela aura forcément des conséquences sur la qualité du vin. En 2015, l'INRA a fait goûté à des consommateurs des vins qui préfigurant les futurs changements climatiques. Moins acides et plus alcoolisés, ces derniers ont dans un premier temps séduit le panel. Mais au bout d'une semaine, ces vins plus aromatisés n'avaient plus la cote. Les consommateurs les jugeaient écoeurants. L'INRA travaille actuellement à des solutions pour atténuer les effets du climat: nouveaux mélanges de cépages, recherche de terrains moins exposés... La France n'est pas prête à céder son statut de deuxième producteur mondial à l'Angleterre.

Frédéric Bianchi
https://twitter.com/FredericBianchi Frédéric Bianchi Journaliste BFM Éco