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Portrait: Canal Plus lance D8, ou le sacre de Bertrand Meheut

Bertrand Meheut voulait se lancer dans la TV gratuite depuis quatre ans

Bertrand Meheut voulait se lancer dans la TV gratuite depuis quatre ans - -

La chaîne cryptée débarque dans le télévision gratuite ce dimanche 7 octobre, en rebaptisant Direct 8 en D8. Un aboutissement pour son patron Bertrand Meheut.

Il faut se méfier de l'eau qui dort. Au premier abord, Bertrand Meheut n'impressionne guère. Ce grand timide n’est pas du genre à se lancer dans de grands discours enflammés emportant l’auditoire. Mais, derrière cet abord réservé se cache un des patrons les plus brillants du Paf.

Cost killer redoutable, il a transformé la chaîne cryptée, lourdement déficitaire à son arrivée en 2002, en une redoutable machine à cash. Animal à sang froid, toujours calme, cet ingénieur venu de la chimie et donc totalement ignare à l'origine des choses de la télévision, ne s’est laissé impressionner ni par les animateurs TV, ni les actrices de cinéma, ni les joueurs de foot... La seule coquetterie qu'on lui connaît est son somptueux bureau noir et blanc. "C’est le patron le plus efficace que je connaisse. Quand on lui soumet un problème, c’est réglé en une heure", admire Xavier Niel, le patron de Free.

Bref, Bertrand Meheut compense son absence de charisme par une autorité naturelle qui lui vaut le respect de ses équipes, constituées elles aussi d’esprits brillants mais réservés. Respect qui semble parfois excessif, comme le raconte un membre du comité de direction: "Un jour, il nous a présenté une étude qui assurait qu'il existait un potentiel de 10 millions d'abonnés supplémentaires pour la TV payante en France, et il nous a demandé notre avis. Nous trouvions tous le chiffre très exagéré, mais personne n'a osé le dire".

Signe de ce respect, une seule personne le tutoie dans la maison: le directeur financier Julien Verley, qu'il a fait venir d'Aventis. Les autres le vouvoient, y compris son numéro deux Rodolphe Belmer.

Quatre ans pour arriver à ses fins

Aussi, ce breton entêté est-il un brillant stratège qui, avec le lancement ce dimanche 7 octobre de D8, atteint enfin l’objectif que l’entreprise poursuivait depuis quatre ans: débarquer dans la TV gratuite. Mais, pour cela, il a fallu surmonter moult oppositions: celles de TF1 et M6 bien sûr, mais aussi celle du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et du gouvernement précédent. Cette puissante coalition a réussi à torpiller le projet initial de Canal: se lancer dans la TV gratuite en utilisant un canal TNT dit "bonus" qui lui avait été promis par la loi.

Bertrand Meheut eut alors l’idée d’un plan B: racheter une chaîne TNT, et alla voir NRJ (avec qui cela tourna court) et surtout Bolloré (qui accepta). En particulier, il réussit à garder secrètes les négociations avec Bolloré, entamées dès le printemps 2011, jusqu'à l'annonce du rachat début septembre 2011, prenant ainsi par surprise ses concurrents et le CSA.

Obstacles surmontés

Pareillement, Bertrand Meheut a réussi à surmonter à peu près tous les obstacles qui se sont dressés sur sa route ces dernières années. L’Autorité de la concurrence, puis un rapport commandé par le gouvernement, militent-ils pour instaurer une régulation a priori de la TV payante? Le gouvernement Fillon enterre l’idée.

Claude Guéant convoque Bertrand Meheut pour lui annoncer la fin de la TVA réduite à 5,5% sur la TV payante –une mesure qui coûterait 400 millions d’euros par an à Canal: qu'à cela ne tienne, la chaîne mobilise tous ses soutiens dans la Culture et fait reculer le gouvernement en une semaine!

Autre exemple: les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence recommandent, pour ouvrir le marché, de "privilégier des engagements structurels" -en clair, de forcer Canal à céder des actifs... Au final, le gendarme de la concurrence ne suit pas cette recommandation, et se contente de mesures moins douloureuses.

De même, tous ceux qui ont voulu concurrencer Canal dans la TV payante ont jeté l’éponge les uns après les autres : TPS de TF1 et M6, puis Orange, et même ESPN, la chaîne de sports appartenant à Disney. Et certains estiment déjà que la chaîne qatarie BeInSport ne sera jamais rentable, et donc condamnée à rendre les armes tôt ou tard...

Le seul regret de Bertrand Meheut est peut-être de n’avoir pu mener à bien l’introduction en bourse de sa société, lui qui n’a jamais dirigé de société cotée. Mais ce n’est pas de son fait: c’est Lagardère qui a décidé brutalement d’interrompre le processus lancé début 2011.

Les pouvoirs publics contre Canal

Surtout, ces succès ont été engrangés alors que Canal a fini par avoir contre lui tous les pouvoirs publics: gouvernement, CSA, Autorité de la concurrence... On cherchait en vain le moindre représentant de ces institutions lors de la soirée de rentrée de Canal, ou lors de la cérémonie de lancement de D8.

En particulier, le gendarme de l’audiovisuel ne manque jamais une occasion de lui mettre des bâtons dans les roues. Ainsi, lorsqu’une fréquence de TNT s’est libérée, le CSA a préféré à une large majorité l’attribuer non à la filiale de Vivendi, mais au projet très bancal de la Ligue de Football Professionnel, qui s’arrêtera au bout d’un an…

Pareillement, les rapports avec l’équipe Sarkozy avaient fini par devenir exécrables. Pourtant, les choses avaient plutôt bien démarré, notamment grâce au soutien d’Antoine Gosset-Grainville, directeur adjoint du cabinet de François Fillon, qui avait auparavant été l’avocat de Canal Plus lorsqu’il travaillait chez Gide. Mais celui-ci quitta Matignon en mai 2010. Pourtant aussi, Jean-René Fourtou, président du conseil de surveillance de Vivendi, participa activement à la réélection du président sortant.

Mais l’ancien président de la République était énervé par certains programmes de la chaîne, notamment Les Guignols, dont il s’était plaint auprès de Bertrand Meheut lorsqu’il était ministre de l’intérieur. Or, ces plaintes ne changèrent rien.

C’est surtout l’anti-sarkozysme joyeux de l’antenne qui semblait irriter l’ancienne majorité. Paradoxe: cela ne reflétait nullement l’opinion des dirigeants: "Meheut et Belmer sont plutôt des anars de droite", croit savoir un membre du comité de direction. "Cette tonalité anti-sarkozyste n’était pas du tout le fruit d’une conviction, mais une stratégie commerciale: cela faisait bien plus d’audience", ajoute un salarié.

Quand aux relations avec la nouvelle majorité, elles étaient aussi très mal parties. Quand Aurélie Filippetti est nommée à la tête du pôle Culture dans l’équipe de campagne Hollande, Manuel Alduy, le monsieur cinéma de Canal, écrit à son directeur de cabinet Juan Branco sur Twitter: "On va attendre que vous explosiez. Ce sera plus rapide que de vous convaincre". Mais la future ministre n’aura, dès lors, de cesse de se réconcilier avec la puissante chaîne cryptée…

Hasard ou coïncidence? Peut-être soucieuse de renforcer ses liens avec les politiques, Canal a recruté comme animateurs sur D8 deux anciens ministres (Frédéric Mitterrand et Roselyne Bachelot), une femme de ministre (Audrey Pulvar), et a même failli s'offrir les services de la première dame (Valérie Trierweiler).

Fin de l'histoire?

Aujourd'hui, Canal semble au faîte de sa puissance, mais c’est à ce moment-là que Bertrand Meheut, qui vient de fêter ses 61 ans, décide de partir: sauf surprise, il doit passer la main à Rodolphe Belmer en 2013. "Je n’irai pas au bout de mon mandat. Il faut laisser la place aux jeunes", confiait-il fin 2011, contrastant avec d’autres patrons du Paf qui ont repoussé l’âge limite de leur mandat, comme Nicolas de Tavernost (M6) ou Jean-Paul Baudecroux (NRJ). Il ajoutait, ironique: "Maintenant que nous avons atteint les deux objectifs de notre plan stratégique, la TV gratuite et le développement à l’international, je me demande bien ce qu’on va bien pouvoir trouver pour le prochain…".

Mais Jean-René Fourtou, peu après s’être accordé avec Bertrand Meheut sur son départ en 2013, lui proposa début 2012 un nouveau défi: prendre les rennes de SFR, à la recherche d’un capitaine pour affronter la tempête Free. Or, apparemment, cette proposition n’avait pas reçu l’aval de Jean-Bernard Levy, président du directoire de Vivendi, qui s’y opposa et préféra se nommer lui-même à la tête de SFR. Fin de l’histoire? Peut-être pas. Car désormais Jean-Bernard Levy est parti. "Et pour redresser SFR, il faut de la poigne et de l’audace, certainement pas les qualités du management actuel, qui n’a fait que gérer une rente depuis 20 ans", estime un proche de Jean-René Fourtou...

Jamal Henni