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Pourquoi aucun Français n'a jamais réussi à rivaliser avec H&M ou Zara

Zara, H&M, mais aussi Primark, Uniqlo ou encore Top Shop... Le gratin mondial du textile ne compte aucun groupe français. Un paradoxe au pays de la mode. Mais pourquoi les enseignes françaises ont-elles raté le virage de la fast fashion qui cartonne dans le monde? Enquête.

Huit petits mois et puis s'en va. Il y a quelques jours, Stéphane Maquaire, nommé patron de Vivarte (La Halle, André, San Marina...) en février dernier a été évincé par les actionnaires. Son successeur, Patrick Puy, ex-PDG de Moulinex, sera donc le quatrième PDG en autant d'années. Une rotation qui a des airs de valse des entraîneurs d'un club de foot en crise. C'est qu'avec sa dette abyssale de 2,8 milliards d'euros, ses quatre plans de sauvegarde de l'emploi, son chiffre d'affaires qui a fondu de 600 millions d'euros en deux ans, Vivarte n'est plus le champion français du textile qu'il était naguère. Le groupe qui se rêvait au tournant des années 2000 en futur géant européen du prêt-à-porter a raté le virage, sans doute définitivement.

Comme beaucoup de groupes de prêt-à-porter hexagonaux. Si tous, loin de là, ne sont pas dans la situation de Vivarte, aucun n'a su se hisser au firmament des géants mondiaux du secteur. Sur la 5ème avenue à New York par exemple, on trouve des Zara, des H&M, des Uniqlo mais en dehors des boutiques de luxe, aucune enseigne française de prêt-à-porter. Un paradoxe au pays du style, comme le relève Laurent Milchior, patron d'Etam, un des rares groupes qui a réussi à s'imposer en dehors des frontières hexagonales (2.600 boutiques à l'étranger, principalement en Chine).

Le n°1 français à des années-lumière de Zara

"Alors que la France est le pays de la mode, aucune société française n'a réussi à relever le défi (...) de devenir une marque globale de la mode accessible à ce jour. Et dans le seul prêt-à-porter, le secteur est dominé par des géants comme H&M, Zara, ou Uniqlo, qui sont tous des acteurs étrangers..."

Avec 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires et moins d'un quart de ses 463 magasins à l'étranger, Kiabi est la première enseigne française du secteur. Un joli succès pour la chaîne familiale de prêt-à-porter du groupe Mulliez (Auchan, Decathlon...) mais à des années-lumière d'un Inditex (Zara) et ses 21 milliards, H&M et ses 20 milliards ou encore Primark qui, avec 6 milliards d'euros de ventes, fait une percée impressionnante à l'international depuis quelques années. Le textile européen et même mondial est dominé par des groupes espagnol, suédois, irlandais ou même japonais avec Uniqlo et ses 13 milliards de dollars de ventes annuelles.

Zara invente le "retailtainment"

Des groupes qui ont inventé ce qu'on appelle la fast fashion. Un concept que résume Laurent Thoumine, ancien numéro 2 de Celio et aujourd'hui directeur chez Accenture: "La fast fashion, ce sont de grands magasins en centre ville, des fournisseurs capables de produire à la fois des très petites et des très grandes séries, une chaîne logistique optimisée pour livrer en permanence les points de vente, et des directeurs de magasin qui font en permanence remonter à la direction les tendances vestimentaires qu'ils observent dans leur magasin ou dans la rue". Une organisation industrielle imaginée dans les années 1970 et 1980 par Erling Persson en Suède (le fondateur de H&M) et Amancio Ortega (le créateur d'Inditex-Zara, ancien tailleur devenu 1ère fortune mondiale). Le tout soutenu par un marketing qui emprunte les codes du luxe mais avec des produits à tarifs abordables. Une mécanique imparable aux résultats époustouflants: lorsque Zara a débarqué en France, ses clients (généralement des femmes) y allaient en moyenne 17 fois par an, contre 3 ou 4 pour le marché jusqu'alors. "Les Français avaient peur de manquer la dernière tendance et y sont allés avec frénésie, explique Laurent Thoumine. Ces enseignes ont créé le retailtainment."

Les enseignes françaises n'ont rien pu faire contre cette tornade. Le prêt-à-porter français fonctionnait de manière très différente. Les enseignes hexagonales avaient l'habitude d'acheter de très longues séries dessinées très en amont, généralement un an avant la saison. Ne pas produire en permanence et s'engager une fois pour toutes sur une grande quantité permet de dégager une meilleure marge brute à l'achat. Mais si le produit ne se vend pas, l'enseigne se retrouve avec un gros stock sur les bras, et doit concéder d'importantes démarques pour l'écouler. Ce que ces enseignes gagnent à l'achat, elles le perdent à la vente. À l'arrivée, leurs marges s'effondrent. Et la faiblesse de leur trésorerie leur interdit d'investir pour se développer comme le font Zara, H&M et autres Primark, qui pratiquent très peu les rabais.

Un tiers du chiffre d'affaires versé en rabais

Le phénomène s'est accentué ces dernières années. "En 2007 par exemple, Vivarte distribuait 500 millions d'euros de rabais pour 2,9 milliards de chiffre d'affaires, explique Marc Lelandais, patron du groupe textile entre 2012 et 2014. En 2012 ce chiffre est passé à 1,2 milliard d'euros". Soit un tiers du total des ventes du groupe!

Pourquoi les enseignes françaises n'ont-elles pas alors adopté le modèle de la fast fashion? "Parce que leur modèle était très rentable dans les années 1980 et 1990, et c'est difficile de tout remettre en cause quand vous gagnez autant d'argent", reconnaît Laurent Thoumine. Lorsque les difficultés ont commencé, il était trop tard pour un virage à 180 degrés. "Elles ont fini par le comprendre, certaines essayent", relativise tout de même Laurent Thoumine. "Dans tous les états-majors des sociétés françaises, on retrouve des Espagnols débauchés chez Zara ou Mango." 

La Halle ne deviendra jamais Zara

Pour Marc Lelandais, le problème des enseignes françaises viendrait de la financiarisation du secteur. Alors que Zara, H&M ou encore Uniqlo sont des entreprises familiales qui appartiennent toujours à leur fondateur, le financement des entreprises a basculé dans les années 1990 vers des fonds de dette et de private equity. "Quand Jean-Louis Descours (le fondateur du groupe André qui deviendra Vivarte) décide de créer dans les années 80 des grandes surfaces de périphérie et des entrepôts, il a démarré comme Inditex", rappelle Marc Lelandais. Mais La Halle ne deviendra jamais Zara. Son fondateur finira par passer la main, et le groupe est contrôlé depuis 1996 par des fonds qui n'ont pas de stratégie de long terme. Ce n'est certainement pas un hasard si les deux plus belles réussites françaises dans le textile sont Kiabi et Etam, deux groupes toujours contrôlés par leur fondateur.

Si la France a raté le virage de la fast fashion, est-ce définitivement perdu pour autant? Ne verra-t-on pas un jour un Zara ou un H&M made in France? "Si la France n'a pas de géant, elle a tout de même un grand nombre d'enseignes de taille intermédiaire, plutôt haut-de-gamme, qui marchent très bien: The Kooples, le groupe SMCP (Sandro, Maje et Claudie Pierlot) ou encore Zadig&Voltaire", rappelle Laurent Thoumine. "Ensuite la mode va se reconstituer ces 10 prochaines années avec le numérique. Internet et l'utilisation des datas, la logistique avec la livraison ultra-rapide... Des nouveaux acteurs vont émerger." Mais seront-ils pour autant français?

Hormis vente-privee.com, les champions sont plutôt anglo-saxons (Amazon, Asos) ou allemand (Zalando). "Les enseignes françaises familiales comme Kiabi ont pris un bon virage et vont continuer à progresser. Mais pour la mode, la messe est dite, estime Marc Lelandais. Un géant de la mode grand public à la française ne verra jamais le jour. Les Anglo-saxons, les Espagnols, les Suédois et les Japonais ont gagné toutes les batailles." 

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"On nous prenait pour des rigolos avec nos tableaux Excel”

Trois questions à Marc Lelandais, PDG de Vivarte entre 2012 et 2014. Il dirige aujourd'hui la société de conseil Pacello & Co.

Qu'est-ce qui empêche un géant français de l'habillement de naître?

Nous sommes le pays des marques, du luxe, nous avons les métiers, les bassins de production, les matières. Mais nous n'avons pas su intégrer tous les métiers qui font le succès d'un groupe de mode. H&M et Zara accordent autant d'importance à la distribution qu'à la création et au marketing. Aucun segment ne prend le contrôle sur un autre. En France, les stylistes ont le pouvoir, et ils ne convertissent pas leurs créations à la demande. Et puis les entreprises françaises n'ont pas réussi à atteindre la taille critique, à 3 ou 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires, et donc à avoir la trésorerie pour investir. À l'étranger, ils n'ont pas trouvé les bons partenaires. On se fournit dans les mêmes pays que Zara et H&M, sauf qu'eux font affaire avec les meilleurs, nous avec les moins bons.

Pourquoi?

Notamment parce que nos techniques d'achats sont archaïques. J'ai vu des achats à 950 millions de dollars en Asie se faire sur tableau Excel. Aujourd'hui, les grands acteurs passent par des logiciels en réseau qui permettent de facturer, de contractualiser, de vérifier les achats. Avec nos tableurs, à côtés des Américains, on passe pour des rigolos.

Les Français peuvent-ils encore rattraper leur retard?

Kiabi a du potentiel. La marque est détenue par la famille Mulliez (Auchan), des commerçants, qui ont une logique patrimoniale et réfléchissent à long terme. Elle a amorcé prudemment et sérieusement son internationalisation. Mais aujourd'hui, la messe est dite. Le géant de la mode grand public français ne verra jamais le jour. Toutes les batailles ont été gagnées ailleurs.

Frédéric Bianchi et Nina Godart