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Quand Kanye West booste Tidal grâce à une fausse promesse

Kanye West (à gauche) et Jay Z, lors du lancement de la plateforme de streaming Tidal.

Kanye West (à gauche) et Jay Z, lors du lancement de la plateforme de streaming Tidal. - AFP- Jamie McCarthy

"Le rappeur américain avait annoncé sur Twitter que son nouvel album serait uniquement disponible sur la plateforme créée par son ami Jay Z. Mais quelques semaines plus tard, le voilà sur Spotify. Le chanteur est attaqué en justice."

Quoi de plus simple que de s’adresser directement à ses fans sur Twitter pour booster la sortie d’un album? C’est ce qu’a fait le rappeur américain Kanye West pour son dernier opus, "The Life of Pablo", sorti le 14 février. Le jour même, il s’adresse à ses 22 millions d’abonnés sur le réseau social à l’oiseau bleu, incitant les "amoureux de la musique" à s’inscrire sur la plateforme Tidal.

Il va ensuite plus loin en assurant au public: "Mon album ne sera jamais disponible sur Apple. Et ne sera jamais en vente… Vous pouvez seulement l’obtenir sur Tidal".

Un message repartagé plus de 36.000 fois, suivi d’un nouveau tweet dans lequel il incite à nouveau à s’abonner à cette plateforme de streaming musical, créée par le rappeur et homme d'affaires Jay Z. Kanye West fait partie des actionnaires de la société qui exploite Tidal.

1,5 million d'abonnés en plus

L’information portant sur l’exclusivité de l’album sur Tidal s’est répandue comme une traînée de poudre au sein de sa communauté de fans. Au point que les abonnements à Tidal ont doublé en quelques jours. La communauté est passée de 1,5 million de membres à 3 millions.

Jusque-là, pas de problème.

Mais quelques semaines plus tard, coup de théâtre: le nouvel album de Kanye West fait son apparition sur toutes les autres plateformes de streaming, de Spotify à l’AppleStore en passant par Google Play. Il est même mis en vente sur le propre site de Kanye West le 31 mars.

Un "coup marketing trompeur"

Furieux, l’un des fans dupés par le rappeur ne compte pas en rester là. Justin Baker-Rhett a attaqué Kanye West en justice le 18 avril, lui reprochant un "coup marketing trompeur" et attirant l’attention sur la valeur des informations personnelles récoltées à cette occasion. "Nous croyons que nous serons en mesure de prouver à un jury que M. West et Tidal ont dupé des millions de personnes ayant souscrit à leurs services et qu’ils finiront par être tenus responsables de ce qu’ils ont fait", écrit dans un communiqué Jay Edelson, l’avocat de ce fan très déçu.

En effet, les propos tenus publiquement, que ce soit en ligne ou ailleurs, engagent l’entreprise ou la personne qui les tient. "Internet n’est qu’un support de publication, ce que l’on y promet engage sa responsabilité", confirme Fabrice Lorvo, avocat spécialisé dans le droit des médias au sein du cabinet FTPA. Selon lui, si l'exclusivité annoncée n'est pas réelle, le cas de cet album pourrait constituer a priori une sorte de publicité trompeuse. En France, la pratique commerciale trompeuse expose à une amende pouvant aller jusqu’à 300.000 euros et 2 ans d’emprisonnement, d’après le Code de la consommation.

Données personnelles

"Mais il faut voir quel est le préjudice causé", souligne l’avocat. Dans ce cas précis, les fans ont pu tester Tidal pendant un mois gratuit. Mais pour s’inscrire, ils ont dû fournir leur adresse e-mail, leurs coordonnées sur Facebook ou Twitter et le numéro de leur carte bancaire.

Or, c’est cette récolte massive de données que met en avant le plaignant. Il avance que la valorisation de Tidal est passée de 60 à 80 millions de dollars grâce à ce recueil d’informations personnelles. "L’élément nouveau dans ce cas n’est pas vraiment l’aspect déception, mais plus le dommage lié à la récolte des données sans les contreparties annoncées. Un tel fichier peut être commercialisé très rapidement, sans attendre la fin de la période d’essai gratuite, et faire monter la valorisation de la société", explique Fabrice Lorvo. Le numérique pose en effet aux juristes la question de la valeur des données personnelles, de leur agrégation, notamment dans le cadre du Big Data. Les données prises individuellement n’ont pas grande valeur mais leur agrégat peut devenir très rentable.

États-Unis vs. Europe

Au-delà des sanctions pénales pour pratique commerciale trompeuse, une entreprise risque aussi une remise en cause de sa e-réputation. Or, celle-ci prend une importance de plus en plus grande. Que se passerait-il si une entreprise de l’Hexagone se comportait à l’image de l’artiste américain? Il y a fort à parier qu’elle serait sévèrement sanctionnée. "En France, la donnée n’est pas une marchandise, à la différence des États-Unis", fait remarquer l’avocat, auteur du livre "Numérique: de la révolution au naufrage ?".

Fabrice Lorvo rappelle donc que l’approche du modèle français est différente de celle du pays de l’oncle Sam, ce qui s’illustre par le "bras de fer" continu entre Google et l’Union européenne. En France, les particuliers pourraient demander de supprimer leurs données en saisissant la CNIL par exemple.

Adeline Raynal