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Quel est donc ce "contexte incertain" qui fait si peur au luxe?

Le quartier des marques de luxe à Tokyo.

Le quartier des marques de luxe à Tokyo. - Yoshikazu Tsuno - AFP

Après Hermès mercredi, c'est au tour de Kering ce vendredi de s'abstenir de formuler des prévisions pour 2017 en raison d'un environnement incertain. Voici pourquoi ces grands noms français ont peur de l'avenir.

Coup sur coup, deux groupes emblématiques du luxe français ont publié des résultats record, tout en se montrant pessimistes pour l'avenir. D'abord Hermès, qui a annoncé mercredi avoir dépassé pour la première fois les 5 milliards d'euros de ventes. Mais le président Axel Dumas pointe pour 2017 "une période forte d'incertitudes" qui oblige à la prudence.

Rebelote ce vendredi avec Kering. La maison-mère de Gucci, Saint Laurent et Puma signe une nouvelle année record avec des ventes supérieures à 12 milliards d'euros en 2016. Mais là encore, le dirigeant François-Henri Pinault évoque "un secteur en mutation", et pour 2017, "un environnement macroéconomique et géopolitique incertain".

Les deux groupes, qui se gardent du coup d'émettre des prévisions chiffrées pour 2017, font-ils preuve de fausse modestie? Préfèrent-ils afficher un pessimisme de façade qui leur garantit de surprendre positivement à la prochaine publication? Si stratégie il y a, elle n'est pas forcément judicieuse: Hermès était sanctionné sur les marchés mercredi, justement à cause de son absence de prévision. Et pour les spécialistes du secteur, l'inquiétude des industriels du luxe n'est ni feinte, ni infondée. Au contraire.

Première raison d'avoir peur: "Le contexte de sécurité incertain", explique Yves Marin, directeur au sein du cabinet Kurt Salmon. "Le flux mondial de touristes va continuer de progresser de 5% par an jusqu'en 2025, mais nul ne sait où vont se rendre ces voyageurs", souligne l'analyste. En clair: la France va-t-elle en profiter? "Rien n'est moins sûr après deux années marquées par les attentats, et le saucissonnage très médiatisé de Kim Kardashian", constate Yves Marin.

Il y a aussi l'élection de Donald Trump, qui fait planer le doute sur la perception à venir des marques françaises et européennes. "Ce n'est pas pour rien que Bernard Arnault (le patron de LVMH, ndlr) s'est déjà rendu à Washington rencontrer Donald Trump", note Pierre-Édouard Martial, directeur du département luxe chez NellyRodi. Parce que, si la croissance y est moins impressionnante qu'en Asie, les États-Unis, où vivent en 30 et 40% des millionnaires de la planète, restent le premier marché du luxe français en volume et en valeur.

Deuxième source d'angoisse pour les marques, une tendance de long cours qui les désarme: la mutation du consommateur de luxe. Il a par exemple changé en Asie, le continent qui a tiré la croissance du secteur ces dernières années. Il y a quelques jours, après une discussion avec des clients japonais, Pierre-Édouard Martial, dressait ce constat: au Japon, pays qui totalise plus de 10% des achats de luxe dans le monde, "l'aura qu'avait la France dans les années 80 et 90 a disparu".

"Ces dernières années, il suffisait de donner un nom français à une marque -à l'instar de la japonaise Comme des Garçons- ou d'embaucher un créateur français pour s'assurer le succès sur l'archipel", se souvient Pierre-Édouard Martial. Mais aujourd'hui "le Japon se recentre sur son marché intérieur et ses créateurs locaux". Des grands noms qui font autorité, à la Issey Miyake ou Yohji Yamamoto.

Un autre nouveau trait qui caractérise le consommateur fait pâlir les grands de la Haute Couture. Jusqu'à peu, ce dernier s'achetait un vêtement de grande marque, une montre rutilante ou un sac en alligator pour affirmer son statut de "riche". Aujourd'hui, relève Yves Marin, "d'autres moyens d'exposer son opulence s'offrent à lui. Notamment grâce à de nouvelles marques, moins luxe mais toujours très premium, comme Zadig & Voltaire, ou The Kooples". Un créneau qui adopte les codes du luxe -avec défilés et égéries top model- et attire de plus en plus les mêmes clients que les marques françaises plus haut de gamme.

Dernier facteur d'instabilité: les nouvelles exigences de ceux que les médias appellent "la génération Y". Les nouveaux et prochains consommateurs de produits de luxe. Une génération "infidèle envers son conjoint, son entreprise, mais aussi les marques", note Pierre-Édouard Martial. Capable, "si une collection ne lui plaît pas, d'aller voir ailleurs". Une génération qui "demande plus de transparence aux marques, même celles du luxe. Qui attend une relation plus empathique, plus à double sens" affirme-t-il. De quoi dérouter des griffes qui s'étaient habituées à être désirées, dominantes".

En bref, la mécanique de croissance bien huilée du luxe français, à base d'ouverture constante de boutiques et de recrutement d'égéries classieuses, ne fonctionne plus. Le luxe doit réinventer son modèle et ses relations avec ses clients. De quoi troubler même ses têtes de pont.

Nina Godart
https://twitter.com/ninagodart Nina Godart Journaliste BFM Éco