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Antoine Bozio: "Il est difficile de justifier l'existence de 35 régimes de retraites différents"

Antoine Bozio, lauréat du prix du meilleur jeune économiste 2017

Antoine Bozio, lauréat du prix du meilleur jeune économiste 2017 - Paris School of Economics

Directeur de l'Institut des politiques publiques et récent lauréat du prix du meilleur jeune économiste de France, l'universitaire franco-suisse revient sur les débuts du nouvel exécutif. Il appelle notamment à assumer des choix forts sur les dépenses publiques et doute de l'impact économique de la réforme de la fiscalité du capital.

Il est désormais l'un des économistes dont la voix compte. Antoine Bozio, 39 ans, professeur à la Paris School of Economics et directeur de l'Institut des politiques publiques, a reçu en mai dernier le prix du meilleur jeune économiste décerné par Le Monde et le Cercle des économistes. Il succède notamment à Thomas Piketty (qui était d'ailleurs son directeur de thèse) ou Esther Duflo, la spécialiste de l'économie du développement qui a notamment conseillé Barack Obama.

Alors que le nouvel exécutif fait ses premiers pas, ce spécialiste de l'évaluation des politiques publiques nous a accordé une interview.

Le gouvernement vient d'annoncer un effort d'économies de 13 milliards d'euros pour les collectivités locales d'ici à 2022. Est-ce leur demander beaucoup?

Antoine Bozio: "Si on prend du recul on voit que sur les dernières 20 années on a eu une très forte hausse des dépenses publiques et que l'essentiel de ces hausses ne vient pas de l'État mais de la Sécurité sociale et des collectivités locales.

Dans cette optique je ne trouve pas cette idée aberrante. Si on veut considérer l'efficacité de la dépense publique et la réduire de plusieurs points de PIB, on ne pourra pas mettre à contribution uniquement l'État. Et sur l'ensemble du quinquennat, l'effort de 13 milliards ou 0,6 point de PIB est assez proportionnel à la baisse globale de la dépense publique visée (de trois points du PIB, NDLR). L'ordre de grandeur de l'effort demandé n'est donc pas spécialement grand."

Il y a-t-il des sources d'économies évidentes pour ces collectivités?

"Non. On ne les connaît pas très bien parce que ce sont des choses assez peu étudiées. L'ensemble des suivis d'évaluation des politiques publiques est concentré au niveau national. Du coup on s'est retrouvé à avoir une part plus importante des dépenses publiques au niveau des collectivités locales sans avoir consacré autant d'efforts à leur évaluation et à leur suivi. Nous n'avons ainsi pas une vision claire sur ces dépenses locales et nous avons du mal à identifier les sous-jacents de leur augmentation."

Pensez-vous que l'exonération de la taxe d'habitation les prive d'un levier important?

"De fait, les marges de manœuvre qui existaient pour jouer sur la taxe d'habitation étaient quand même très faibles pour les collectivités. On ne peut pas dire qu'il y ait une énorme perte de souveraineté en matière locale avec ce retrait-là. Je ne suis pas tellement choqué par cela. Et d'un point de vue économique, il est faux de penser qu'il va y avoir des pertes d'efficacité. En revanche, quand vous avez 10 milliards d'euros de baisses de prélèvements à faire, il faut se demander quelle mesure est la plus efficace. Et pour le coup je ne suis pas sûr que l'exonération de la taxe d'habitation créée beaucoup d'effet sur l'activité et l'emploi.

Si j'avais à baisser la fiscalité c'est plutôt sur les taxes sur la production et les cotisations sociales employeur que j'agirais. C'est là où il y a plus d'efficacité générale."

Est-ce que la réforme du capital voulue par l'exécutif (transformation de l'ISF, prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital) peut avoir des impacts importants ?

"C'est une grande question qui est assez peu consensuelle. Mon point de vue est qu'on part d'une situation où il y a eu un important micmac fiscal lors du quinquennat précédent sur la taxation du capital. 

Ainsi, essayer de redonner de la clarté et de la transparence à ce système avec un taux forfaitaire, je ne suis pas contre. Mais il paraît risqué de le faire en même temps que la baisse de l'ISF. À la fin, les seuls gains de cette réforme seront pour les 1% les plus riches et le gouvernement risque de ne pas être capable de justifier cette mesure économiquement. Car je pense que les effets en termes d'activité vont être faibles. Les travaux qui existent pour essayer de montrer l'impact de la fiscalité du capital sur la croissance et l'innovation n'ont pas réussi à mettre en évidence un lien de façon très forte."

Il n'y a donc aucun bénéfice évident?

"Après, il peut y avoir un effet positif sur l'image de la France à l'étranger et auprès des investisseurs qui serait véhiculé par ce type de réforme. Mais il faudrait que cet effet soit suffisamment fort pour bénéficier aux 99% qui ne vont pas être touchés par ces baisses d'impôts.Si vous faites cela et qu'à la fin vous demandez des efforts qui ne profitent qu'aux 1% des plus riches, c'est difficile à justifier".

Le gouvernement veut tenter à la fois de baisser les dépenses et les impôts? Cela vous semble-t-il être la bonne stratégie?

"J'y suis plutôt favorable. Le problème c'est que l'idée de faire des économies au sens où l'on fait la même chose 10% moins cher est en grande partie fausse. Le véritable choix c'est d'arrêter de faire des choses avec la dépense publique. Et cela demande d'assumer politiquement ces choix d'arrêter totalement des dépenses inefficaces. La question est donc de savoir comment arriver à réduire les dépenses publiques de façon structurelle. Cela prend du temps et nécessite de la mise en place.

Et là il y a un problème avec le timing budgétaire. Si vous dites 'je tiens à ce timing et à mes baisses d'impôts" et qu'en parallèle vos réductions de dépenses vont prendre plus de temps, vous êtes coincés. C'est pour cela que je pense que ce qui était la première réaction d'Édouard Philippe qui était de reporter un peu plus tard les baisses d'impôts était plutôt la bonne. Là on va probablement faire des coupes budgétaires pas durables et pas très efficaces mais qui permettront de donner le gage du redressement des finances publiques."

En parlant de choix, vous êtes l'inspiration principale d'Emmanuel Macron pour sa future réforme des retraites…

"J'ai été contacté par ses conseillers et leur ai parlé de la réforme que j'avais présentée il y a quelques années. C'est une réforme structurelle du système de retraite vers une réforme de type comptes notionnels et qui avait été mise en place en Suède dans les années 90. Nous avons eu des échanges puis je l'ai présentée à Emmanuel Macron et ils l'ont ensuite intégrée."

Il s'agit donc d'un système par points?

"Si on veut. C'est un système d'euros crédités sur votre compte individuel et qui est converti en pension ou annuités au moment du départ. Ce système s'ajuste explicitement en fonction des évolutions démographiques, comme l'espérance de vie par génération."

Mais du coup il semble donner peu de visibilité aux futurs retraités?

"Au contraire, avec ce système, quel que soit le taux de croissance ou l'évolution de la démographie, on peut vous garantir le taux de remplacement (le pourcentage de revenu qu'un salarié a lorsqu'il fait valoir ses droits à la retraite, NDLR). À l'heure actuelle, le système et son équilibre sont dépendants des évolutions économiques, c'est-à-dire la croissance, et démographiques. Avec ce système, on ne peut connaître le taux de remplacement car il faut savoir quelle sera la croissance des 30 prochaines années ce qu'absolument personne ne peut vous dire. Et çà c'est un problème que nous nous sommes nous-mêmes créés. Là, le calcul de votre pension va dépendre de façon explicite de ce que l'on peut vous promettre dans un système par répartition. Toutes les évolutions seront prises en compte pour calculer vos droits. Et cette réforme a un gain important: là le gouvernement pourra allez voir Bruxelles et leur dire 'maintenant le système est à l'équilibre quelles que soient les conditions économiques'."

Cela suppose quand même d'ajuster le niveau des cotisations...

"Là les cotisations deviennent l'instrument de politique. On va vous dire 'voilà ce que vous devez cotiser pour avoir tel taux de remplacement dans un système à l'équilibre'. Si vous voulez plus de retraite, il faut cotiser plus. Mais là dans le système actuel on choisit de vous dire par défaut combien on peut vous offrir avec un petit astérisque qui dit "je ne peux le garantir, cela va nous faire du déficit". Avec la réforme, il y a un choix politique de visibilité."

Pourquoi ne pas l'avoir dès lors déjà mis en place?

"Le problème est qu'il faut convertir les droits passés dans le nouveau système en comptes notionnels. Vous pouvez ne mettre dans ce système que les gens qui rentrent sur le marché du travail mais à ce moment-là la transition est extrêmement longue, de l'ordre de 45 ans. Il faut arriver à la raccourcir en touchant les gens à 5 ans de la retraite pour convertir leurs cotisations passées et déterminer leurs droits. Il faut ainsi convertir chaque régime dans le nouveau système.

Or la difficulté en France est que l'on a de nombreux régimes différents. Mais c'est aussi ce qui fait un autre intérêt de ce type de réforme. À la fois c'est plus compliqué mais c'est une raison supplémentaire pour aller dans ce sens-là. Il est très difficile de justifier d'avoir 35 régimes différents avec des types de droits différents. C'est quelque chose de perçu comme étant très inégalitaires alors qu'il n'est l'est pas tant que cela. Par exemple les primes dans le public ne sont pas prises en compte dans le calcul de la pension. Mais on a quand même le sentiment que les autres sont mieux traités."

Mais les dernières prévisions du COR (conseil d'orientation des retraites) avec un équilibre d'ici les années 2040 et non plus 2020, n'appellent-elles pas à une réforme plus urgente et plus rapide à mettre en place?

"Sur les prévisions du COR, je trouve qu'on en fait trop sur chaque révision, dans un côté comme de l'autre. Les dernières prévisions étaient plus optimistes que les précédentes on a alors dit 'il n'y a plus de problèmes'. Là on a un petit changement. En vérité on a aucune idée de ce qu'il en sera de ses chiffres en 2050, il y a plus que l'épaisseur du trait sur l'incertitude de ces projections."

Il s'agit d'une réforme structurelle, une autre que veut mettre en œuvre le gouvernement est celle du marché du travail. Quels effets peut-elle produire?

"La réforme du marché du travail reste quelque chose de très compliqué, notamment parce qu'il y a énormément d'incertitudes autour du contenu de la réforme elle-même.

Néanmoins, beaucoup d'analyses montrent que quand vous augmentez la flexibilité sur le marché du travail, à court terme cela fait monter le chômage et l'effet positif prend lui plus de temps. Il peut être fort donc, mais à long terme. C'est-à-dire autour de cinq ans. Mais quand on a un taux de chômage élevé on sait qu'à court terme, les effets seront négatifs. Même si le gouvernement peut peut-être tabler sur le fait que la conjoncture va aller mieux pour diminuer ces effets."

Est-ce que vous n'avez pas parfois l'impression que la France est irréformable?

"Je ne crois pas à une quelconque explication culturaliste sur ce sujet. Je crois que les gens sont tout à fait capables de défendre ce qu'ils pensent être bon pour eux ou leur pays. Les Français seraient pour les réformes s'ils pensaient qu'elles étaient une bonne chose. Le problème est que l'on a du mal à faire émerger un consensus sur ces sujets économiques.

En France on a tendance à penser qu'il suffit de convaincre une centaine d'énarques pour savoir quelle est la bonne politique à faire et qu'ensuite tout le monde doit être au garde-à-vous pour que cela marche. Or il faut que les gens bougent d'une façon plus large dans le grand public, dans les syndicats, les entreprises, que tout le monde soit convaincu que la politique c'est la bonne voie pour arriver à régler les problèmes. Personne ne pense que le chômage est une bonne chose."

De plus en plus de jeunes chercheurs en économie partent aux États-Unis. Qu'est-ce qui explique cet exode?

"Ils partent aussi en Angleterre voire en Suisse et aux Pays-Bas. Même s'il est vrai que dans la recherche économique, il y a une domination très forte des États-Unis.

Prenez les récipients du prix du meilleur jeune économiste français dont je fais partie. Plus de la moitié sont à l'étranger, je pense. Les salaires sont trois fois plus élevés et les conditions de travail sont meilleures. Il y a aussi des raisons qui les motivent pour l'intérêt de leurs recherches: ils ont des assistants et sont dans des universités où ils sont aux côtés de trente des meilleurs spécialistes d'un domaine. Ce qui leur permet d'améliorer alors leur carrière et leurs travaux.

C'est une bonne chose que nos chercheurs partent voir ce qu'il se fait dans les meilleurs endroits du monde en recherche. Ce serait dramatique s'ils ne le faisaient pas. Cela dit, les Français ont plutôt tendance à revenir.

À la Paris School of Economics, nous essayons de nous mettre à niveau. Mais la concurrence avec les meilleures universités américaines est très difficile car elles ont des moyens qui sont colossaux. Et il ne s'agit pas seulement des États-Unis: la Chine investit des milliards dans ses universités pour le classer au meilleur niveau mondial."