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Quel meilleur exemple, pour suivre l'évolution informatique chez un industriel, que le Groupe Bouygues, à cheval sur des métiers aussi divers que le BTP, les télécoms ou les médias...
Un outil qui fascine, mais fait peur ?" Début des années 70
L'informatique a commencé à contaminer Bouygues au début des années 70, à la fin de la mécanographie. Le premier ordinateur était un mini sur lequel toute une génération a fait ses classes : l'IBM 3/10. Impressionnante à
l'époque, sa capacité fait aujourd'hui sourire : 16 Ko de mémoire, deux disques fixes et deux amovibles de 2,5 Mo chacun. Il n'empêche, ceux qui travaillaient dessus étaient ravis : leur machine utilisait des cartes 96 colonnes,
contre 80 pour les générations précédentes.Ils n'étaient pas les seuls à être impressionnés. Les utilisateurs aussi restaient fascinés devant cet outil magique. A l'époque, l'informatique se nichait en salle blanche. Il fallait apporter ses traitements à un guichet. Avec, d'un
côté, ceux qui détenaient le savoir et, de l'autre, les candides. L'ordinateur avalait des traitements et recrachait des résultats jamais remis en cause. Il ne pouvait pas se tromper. Et pourtant, les erreurs de saisie étaient monnaie courante.
Eblouis, déresponsabilisés, les utilisateurs vérifiaient moins. Et quand survenait une catastrophe, c'était toujours la faute de l'ordinateur. L'informatique avait plutôt mauvaise presse. Francis Bouygues, notamment, restait méfiant. Il n'ignorait
pas que des entreprises du BTP avaient fait faillite en raison de plantages de leur système. Alors, pas question d'être le prochain.
L'informatique sort de l'ombre ?" Fin 70
Même s'ils étaient considérés comme des magiciens, les informaticiens n'avait pas la tâche facile. Plutôt réduite, leur équipe accomplissait un travail laborieux. Les machines demeuraient rudimentaires. Limités à une seule passe de
test par jour, les programmeurs passaient leurs journées à faire tourner leurs programmes à la main. Chaque démarrage faisait courir des risques énormes. Les programmes fonctionnaient rarement du premier coup, et il fallait des mois pour
corriger.Petit à petit, toutefois, les utilisateurs se sont responsabilisés. Devenus décideurs, ils ont pris conscience que l'informatique était à leur service. Mais chez Bouygues, elle prend une tout autre dimension, quand la direction
générale décide de s'impliquer. L'anecdote apparaît d'ailleurs cocasse. En 1979, quand Francis Bouygues remet à Alain Pouyat, son responsable informatique, la médaille des dix ans d'ancienneté, il s'étonne : ' Tiens, vous
êtes toujours là, vous ? Il faudrait m'expliquer ce que vous avez fait depuis dix ans. 'Apparemment, cette conversation sera fondatrice, car le PDG réalise à cette occasion que l'informatique présente un double avantage : elle constitue à la fois un outil de transformation de l'entreprise et une garantie de
procédures standardisées. Le service informatique devient une direction ?" une première, à l'époque ?" et l'ordinateur, un vecteur de modernité. Il ne faudra plus négliger cette activité. Et pour symboliser un tel changement,
l'ordinateur central, un grand système IBM 3090, est exposé en vitrine dans le hall du siège de Clamart. Dès lors, le groupe figurera toujours parmi les premiers à investir dans les nouveaux outils.
Décentralisation, arrivée du micro-ordinateur ?" Années 80
Progressivement et naturellement, l'informatique va se banaliser dès la fin des années 70. Le secteur du BTP, avec ses nombreux chantiers, est décentralisé. Le siège, qui nécessitait les traitements les plus lourds, évolue des minis
au grand système IBM 370, puis au 3080 sous VM. Dans les filiales, des minis sont installés. Et Big Blue reste le principal fournisseur, avec des IBM 32, 34 et 36, avant l'adoption de l'AS/400.Quant au passage à la micro, il s'est imposé de lui-même. La direction a toujours souhaité placer cette technologie au plus près des lieux de construction. Mais difficile d'imaginer installer des minis sur un chantier. Trop complexe,
beaucoup trop cher. En revanche, un micro-ordinateur paraissait idéal. En 1978, Bouygues sera l'un des premiers à importer des Apple II, sur lesquels il développe des applications de gestion de chantier en langage Pascal. Ils laisseront vite place à
des Victor, puis à des IBM PC dès leur disponibilité, en 1983. Avec la micro, l'installation devient plus simple qu'avec les minis. Quant à la maintenance, une machine de secours suffisait pour pallier les problèmes.Bouygues a donc rapidement cherché à remplacer ses terminaux, et souhaité connecter ses micros à l'ordinateur central. L'intérêt semblait évident : ne pas avoir à redévelopper en local ce qui l'était déjà de façon centralisée.
Résultat : il est devenu un leader dans la convergence PC-informatique centralisée avec intégration dans le poste de travail. Fidèle à son esprit pionnier, dès 1984, il installe une messagerie pour ses employés (Profs, d'IBM). Bouygues est
aussi le premier à déployer un réseau local Token Ring à grande échelle. En 1988, dès son inauguration, son célèbre siège social Challenger, à Saint-Quentin-en-Yvelines, proposait déjà des prises réseau sur les 3 000 bureaux.
Un pionnier du réseau local et du client-serveur ?" Années 90
Le pari de la micro, d'un concept novateur, n'était pas évident. Nombre de directions informatiques voyaient dans l'arrivée de ces machines une menace. Et IBM, le principal fournisseur, vantait plutôt la centralisation. Finalement, ce
pari s'est avéré payant. Alain Pouyat, qui officie à l'informatique depuis 1970, se félicite d'ailleurs d'avoir assimilé très tôt le principe de l'architecture unifiée SAA d'IBM. Il entend bien l'intérêt de découper ses applications en deux :
un morceau fonctionnant en local, et l'autre sur un serveur mini ou grand système. C'est pourquoi il bascule en client-serveur, dès 1988, grâce à OS/2.Avec le recul, Alain Pouyat n'estime pas le choix d'OS/2 comme une erreur, mais plutôt une opportunité. Pendant sept ans, grâce à ce modèle, il a pris de l'avance. Et quand, en 1995, OS/2 est abandonné au profit de Windows,
l'architecture était déjà en place, le passage à Windows était facile. ' Nous avons fait du downsizing, avant l'heure, sans le savoir ', se plaît-il à rappeler.
Intuition contre recommandations des fournisseurs
Une telle attitude de pionnier rend parfois tendues les relations avec les fournisseurs. Un jour d'automne 1982, Jacques Lemonnier, alors PDG d'IBM France, rend visite à Francis Bouygues. Il lui assure que son groupe finira par passer
à la technologie MVS, sur des grands systèmes refroidis à eau (l'entreprise était encore sous VM). Mais le DSI ne veut rien entendre. Ses voyages au Comdex l'ont convaincu du rôle que joueront la micro et les serveurs PC dans les prochaines années.
Dix ans plus tard, quand le nouveau PDG d'IBM vient visiter le nouveau siège de TF1, pas de machine MVS à l'horizon. Tout est en client-serveur avec des PC serveurs. ' Comment vais-je faire mon quota de
l'année ? ', s'interroge le fournisseur.De fait, quand Bouygues a quitté la mini-informatique pour le client-serveur, la part de marché d'IBM est devenue quasiment nulle. Alain Pouyat se souvient avoir vu débarquer le jeune Michael Dell, à la fin des années 80. Bouygues fut
son premier grand client en France. ' Les machines Dell faisaient un bruit de casseroles. Elles étaient laides, mais coûtaient 40 % moins cher que celles d'IBM. Heureusement, elles se sont bien améliorées par la
suite. 'Depuis, le groupe référence quasiment l'ensemble des grands fournisseurs, et essaie de ne pas se trouver trop prisonnier. Il externalise peu, et préfère se construire un avantage par le biais de développements internes, plutôt que de
s'en remettre aux logiciels sur étagères.
Arrivée du multimédia et de l'ère moderne ?" Fin des années 90
L'informatique de Bouygues a suivi l'évolution et la diversification du groupe. A la reprise de TF1, en 1987, on ne voyait dans les bureaux ni ordinateur ni machine de traitement de texte. Pierre Marfaing, patron des études ?"
aujourd'hui chez Bouygues Télécom ?", prend en charge le projet. En 1992, la vidéo prend place sur le poste de travail des journalistes et des techniciens. La télévision apprend au groupe que, certes, l'informatique peut servir à moderniser
des processus, mais aussi aider à créer de nouveaux produits.Ainsi, le bouquet de programmes satellite TPS, lancé en 1995, constitue, au-delà de son contenu, un condensé de technologies : le boîtier TPS se révèle aussi puissant qu'un PC, et les programmes sont gérés par des serveurs vidéo.
Persuadés que la communication et les télécoms forment les métiers d'avenir, Patrick Le Lay et Martin Bouygues impulsent cette stratégie, qui aboutira à Bouygues Télécom ?" créé de toutes pièces en deux ans, et entièrement fondé sur
l'informatique.En entrant dans l'ère moderne, l'informatique de Bouygues s'est inscrite au c?"ur de l'entreprise. Si, dans le BTP, elle assure surtout l'intendance, à TF1 ou chez Bouygues Télécom, elle devient l'usine.
An 2000 et euro : des chantiers salutaires
Le passage à l'an 2000 a laissé un souvenir amer. Et tout d'abord aux utilisateurs. Avec le recul, certains se demandent si les risques n'ont pas été exagérés, et si les informaticiens n'ont pas simplement trouvé là un moyen de se
valoriser. Tous partagent le sentiment que beaucoup d'énergie et d'argent ont été dépensés pour pas grand-chose.Côté informatique, on se souvient d'avoir travaillé dur et lutté contre la peur, car le risque était réel. Au final, certains regrettent presque qu'il ne se soit rien passé. Certes, il y a peu à raconter sur cette fameuse nuit du
passage à l'an 2000. L'état-major informatique était réuni dans l'observatoire de TF1, face à la tour Eiffel. Chacun est vite reparti de son côté.Il n'empêche. Le chantier a permis de retrouver des applications vieilles de trente ans. L'an 2000 a donc fourni l'occasion de dépoussiérer le parc applicatif, de moderniser certaines applications et d'en supprimer d'autres. En ce
sens, le ' non-événement ' s'est avéré salutaire.
Internet et ses phénomènes de mode ?" 2003
L'informatique est un domaine bercé de modes : centralisation, client-serveur, multimédia, etc. Avec internet, le phénomène s'est encore accentué. Mais le pionnier Bouygues préfère désormais jouer les vieux sages. Certaines
tendances actuelles le laissent froid. ' Informatique à la demande ou autocorrective, Ajax... Tous ces concepts préfigurent l'informatique de demain. Mais dans l'état actuel de nos réflexions, nous sommes incapables de
les mettre en ?"uvre. Ils mettront dix ans à se généraliser. Prenez les grilles de calcul, c'est très bien, mais que peut-on en faire aujourd'hui ? ', s'interroge Alain Pouyat.En revanche, Bouygues se donne les moyens de discerner le bon grain de l'ivraie. Les comités en charge de l'informatique et de l'innovation du groupe ont été réunis. Deux bureaux ont été créés ?" l'un à Tokyo, l'autre dans la
Silicon Valley ?" pour mieux anticiper les tendances.L'entreprise a beau s'être assagie et avoir rangé sa casquette de pionnière, elle reste toujours prête à se remettre en cause.