“ L'informatique, instrument d'exercice du pouvoir ”
Albert Ogien, directeur de recherches au CNRS et enseignant à l'EHESS, a étudié le rôle de l'informatique dans les administrations d'Etat et comment les systèmes d'information changent la façon de gouverner.Comment un sociologue en vient-il à s'intéresser à l'informatique ?Albert Ogien : J'ai découvert l'importance de ce domaine il y a une vingtaine d'années, dans le cadre d'une enquête sur la manière d'attribuer les prestations sociales comme l'APL (Aide personnalisée au logement). En étudiant le travail des services des Allocations familiales pour ouvrir et modifier le droit à la prestation, j'ai observé le rôle déterminant du dispositif informatique en cours d'installation dans cet organisme.Qu'avez-vous découvert exactement ?AO : Que les gouvernants ont appris à se servir, à des fins politiques, des systèmes d'information mis en place dans les administrations d'Etat. A partir des années 75 et de la mise “ sous conditions de ressources ” des prestations, on a pu jouer sur leurs critères d'attribution pour rester dans les limites des enveloppes financières fixées. Et tout ceci sans que les citoyens ne soient collectivement informés de la limitation de leurs droits sociaux. L'ajustement permanent des paramètres pour contrôler la dépense publique s'est alors imposé comme une technique de gouvernement. Dans le cas de l'APL, de légères modifications des critères de surface et de revenus permettent de suspendre les droits de certains allocataires.Quelle est la place de l'informatique dans ce mécanisme ?AO : Elle n'est pas qu'une technique qui sert à moderniser l'administration, faciliter le travail, ou réduire les effectifs. A la base, elle aide à élaborer et à diffuser des données de quantification. Cela consiste à définir des paramètres et des variables de décomposition d'une activité et à fabriquer des algorithmes de recomposition pour contrôler l'activité en continu. Cela en fait, selon moi, un instrument d'exercice du pouvoir.Toutes les administrations sont-elles concernées ?AO : Oui. Cette façon de maîtriser la dépense publique a migré de la Caisse d'allocations familiales vers celles d'assurance maladie puis vers l'ensemble des services de l'Etat. En 2006, ce mouvement de quantification gestionnaire a conduit à la Lolf (Loi organique relative aux lois de finances), c'est-à-dire à la présentation d'un budget de la nation composé de missions dont les résultats sont mesurés à l'aune d'objectifs chiffrés et dont la réalisation est appréciée à l'aide d'indicateurs de performance.Est-ce toujours une volonté de réduction budgétaire qui régit ces pratiques ?AO : La quantification peut aussi servir à détecter des besoins et à engager plus de dépenses, comme dans le cas de l'Allocation parentale d'éducation ou dans celui de mesures prises en faveur des entreprises. Mais l'introduction de l'informatique dans les administrations a coïncidé avec le projet de limiter l'emprise de l'Etat sur la société et de réduire la dette publique. Du coup, elle sert essentiellement à réaliser des gains de productivité dans l'action publique.Cela concerne-t-il uniquement la fonction publique et les administrations ?AO : Non. La quantification gestionnaire touche toutes les activités professionnelles évaluées. Mais l'imposition d'une “ logique du résultat et de la performance ” à l'action de l'Etat a des conséquences au-delà de la gestion. Le processus de décision politique finit par être guidé par les statistiques émanant des systèmes d'information administratifs : c'est ce que je nomme la “ numérisation du politique ”.
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