André Merlin et Daniel Stévenin (RTE) : ' l'informatique n'a ni culture, ni états d'âme '
Le gestionnaire du réseau français de transport d'électricité s'est construit autour de son système d'information. Afin de gérer ses flux et d'ouvrir à la concurrence 100 000 kilomètres de lignes.
Pour présenter Réseau de transport d'électricité (RTE), peut-on dire qu'il s'agit d'un rejeton de l'informatique et d'une directive européenne ?André Merlin : Tout a commencé par une directive communautaire de 1996 qui imposait, à partir de l'année 2000, la création d'une entité distincte d'EDF pour gérer le réseau public français de transport d'électricité.
L'ouverture de ce marché n'aurait pu se faire sans les systèmes d'information. C'est la raison pour laquelle nous avons travaillé durant deux ans ?" avant que ne débute la moindre activité commerciale de RTE ?" à créer ex nihilo une
informatique spécialement adaptée à nos besoins.Daniel Stévenin : Pendant des décennies, les industriels de l'électricité ont conduit des projets techniques courant sur plusieurs années. Cette approche à long terme n'est plus envisageable. Aujourd'hui, l'unité de
temps est davantage le semestre, voire le mois. Le système d'information permet de s'adapter en permanence au marché de l'énergie qui se développe un peu plus tous les jours en Europe. Cela requiert des aménagements constants de nos
structures.Votre système d'information est organisé en entités spécialisées...A.M. : Il n'y a pas un système d'information, mais quatre. Le premier concerne la comptabilité et les finances. Pour celui-ci, nous cherchions la stabilité et avons opté pour des progiciels éprouvés. Le deuxième
?" qui a un cycle de vie d'une petite quinzaine d'années ?" pilote le réseau électrique proprement dit. Le troisième sert à l'analyse technique de notre activité industrielle. Le quatrième, voué à la gestion commerciale, évolue tous les
six mois en fonction des impératifs du marché. Par exemple, pour s'adapter à la mise aux enchères des capacités d'échanges d'électricité des pays voisins de la France. Entre la phase de rédaction des spécifications techniques et sa mise en service
au début de cette année, la dernière version du dispositif a été établie en trois mois.Comment l'informatique trouve-t-elle sa place au sein de l'entreprise ?A.M. : Tout d'abord, le système d'information ne peut pas se cantonner aux seuls informaticiens. Il doit exprimer les besoins fonctionnels des différents métiers de RTE. Il n'existe donc pas de projets 100 %
système d'information, puisque tout doit être lié aux métiers.D.S. : C'est la raison pour laquelle il existe un attaché du service d'information dans chacune des directions métier. On trouve aussi une certaine porosité dans la gestion des ressources humaines. Pas question pour
un collaborateur de passer toute sa carrière au sein du service informatique. La très grande majorité d'entre eux doit régulièrement retourner en poste dans les autres branches de la société. L'informatique n'a ni culture ni états d'âme, et elle ne
peut s'exprimer sans un cahier des charges. Pour éviter de trop grands décalages entre les besoins techniques exprimés par les salariés et les services que peut leur rendre le système d'information, il faut une connaissance mutuelle. Nous sommes
passés du stade de fournisseur de solutions technologiques aux collaborateurs de RTE, qui acceptaient ou refusaient nos propositions, à une véritable réflexion en partenariat pour faire fonctionner un système d'information le plus satisfaisant
possible.Qu'attendez-vous principalement de vos informaticiens ?A.M. : Qu'ils soient des facilitateurs. Le système d'information constitue un élément stratégique essentiel pour le fonctionnement du marché. Notre matière première, l'électricité, est par nature un bien immatériel
et fluide, qui ne peut être stocké. Il nous faut donc pouvoir l'échanger et le faire circuler le plus rapidement et le plus sûrement possible. Les informaticiens traduisent en solutions technologiques les attentes métier des équipes qui déploient et
entretiennent le réseau électrique.Plutôt favorables à l'externalisation, comment en maîtrisez-vous le processus ?D.S. : Nous faisons largement appel aux prestations externes, en veillant à en garder la maîtrise. Nous sommes persuadés que pour faire faire, il faut déjà savoir faire soi-même. Ainsi, nous disposons parmi nos
effectifs d'une petite équipe chargée d'établir des développements de logiciels, par exemple en matière de services web. De même, la sous-traitance est réduite pour notre système d'information marché, car nous souhaitons, autant que possible,
entretenir en interne des compétences de haut niveau dans ce domaine. Par contre, recourir à une sous-traitance forte pour des activités comme l'exploitation bureautique ou l'administration des serveurs d'applications ne nous pose pas de
problème.Malgré cette forte présence des technologies de l'information chez RTE, le poste de DSI existe depuis moins de deux ans... Pourquoi ?A.M. : Je compare volontiers le système d'information au système nerveux d'un être vivant. Sa qualité première est de se faire oublier : il doit favoriser l'accès à l'information sans être pesant. Si le poste en
titre de DSI n'existait pas, nous n'étions pas totalement dépourvus. Dès la fondation de RTE, nous avons mis en place le Centre national d'ingénierie de l'information (CN2I). Cette entité servait d'interface avec les prestataires externes, formulait
les appels d'offres et assurait la maîtrise d'?"uvre des chantiers informatiques. C'est d'ailleurs Daniel Stévenin, l'actuel DSI, qui avait été chargé de la création du CN2I.Quelle est votre approche en matière de solutions informatiques ?A.M. : Il n'y a pas, en règle générale, de développements en interne. Nous recourons, quand nous le pouvons, à des progiciels. Sinon, nous faisons réaliser des solutions adaptées à nos besoins. En ce qui concerne
l'échelon international, il existe une association européenne des gestionnaires de réseau. Elle comporte un chapitre Systèmes d'information réunissant les DSI des équivalents de RTE dans les différents pays. Ceux-ci établissent en commun des
standards et des processus d'échanges et se mettent d'accord sur l'outillage informatique.D.S. : Nous avons une préférence pour les solutions éprouvées ?" particulièrement pour le référentiel et le système d'enchères du système d'information commercial. Nous avons donc choisi Ariba, dont l'usage est
largement répandu et les adaptations plutôt faciles. Pour le système d'information industriel, nous utilisons des solutions plus spécifiques. Certaines applications s'appuient sur des logiciels libres et Linux. Une solution envisagée à chaque fois
qu'elle rend possible une économie sur le coût total sans fragiliser la sécurité.Justement, comment prenez-vous en compte cette dimension sécurité ?A.M. : Il existe une Mission centrale de sécurité qui doit garantir l'intégrité de nos installations, celle du système d'information comprise. Si cela passe par l'utilisation d'outils spécifiques, c'est également une
question d'organisation. Chez nous, l'informatique est partout. Même les lignards (le personnel chargé d'intervenir sur les lignes électriques, NDLR) embarqués dans leurs hélicoptères accèdent au système d'information pour
relever des anomalies ou transmettre des données sur des pannes survenues sur le réseau.D.S. : Un de mes collaborateurs, attaché à la DSI, a la responsabilité de la sécurité informatique. Une équipe disposant des compétences et de l'autonomie suffisantes se charge de la surveillance opérationnelle et de
la sécurité. Pour tester nos installations et nos procédures de gestion de crises, nous procédons régulièrement à des tests d'intrusion ainsi qu'à des exercices de simulations de perte de réseau.Dès l'origine, vous avez opté pour le progiciel SAP comme structure de base du système d'information. Quelles sont les conséquences d'un tel choix ?A.M. : Le fait de recourir à une solution qui représente 60 % du marché des logiciels de gestion d'entreprise était plutôt rassurant au moment où nous nous consacrions au lancement d'une activité nouvelle. Cette
robustesse technique nous a permis de bâtir en quelques mois notre propre système de gestion comptable et financière et de nous affranchir de celui d'EDF, à l'exception des applications concernant la paie des agents. Aujourd'hui, 3 500
personnes utilisent chaque jour ce progiciel.D.S. : La solution SAP est souvent jugée lourde et peu ergonomique. Pourtant, un de ses mérites réside dans sa fiabilité et dans sa capacité à intégrer les processus qu'on lui confie. Ainsi, l'information est saisie
une seule fois et se voit automatiquement transmise à tous les services intéressés. Par exemple, la comptabilité est mécaniquement alimentée par les achats, les ventes, les mises en immobilisation... Ce choix garantit une bonne prise en compte
des flux.Quels liens entretenez-vous avec EDF ?A.M. : Depuis septembre 2005, RTE est une société anonyme, avec un directoire et un conseil de surveillance, tout en étant filiale d'EDF. Cela dit, de par la loi, nous jouissons pour la gestion de la société de la
plus grande indépendance vis-à-vis de cet actionnaire. Que nous mettons en concurrence avec d'autres fournisseurs. Les moyens techniques que nous avons en commun, hormis Neuf-Cegetel comme prestataire pour le réseau informatique d'entreprise, sont
réduits au strict minimum. Depuis que RTE est devenu une société anonyme, nous possédons notre propre système de gestion des ressources humaines.D.S. : Pour que la transparence soit totale à l'égard des entreprises concurrentes d'EDF qui souhaiteraient utiliser les services de RTE, la courbe de charge du réseau est en permanence en libre accès sur notre site
internet (www.rte-france.com). Ainsi, tous les internautes, les particuliers comme les industriels, peuvent consulter les historiques et les prévisions de consommation d'électricité. Ce qui autorise des
achats d'énergie en toute transparence.Le 1er juillet 2007, le marché de l'énergie s'ouvrira à la concurrence pour les particuliers. Quelles en seront les conséquences pour RTE ?A.M. : A cette date, arrêtée par l'Union européenne, presque 30 millions de foyers en France pourront choisir leur fournisseur d'électricité ou de gaz. En février dernier, Jean Syrota, alors président de la
Commission de régulation de l'énergie, s'est publiquement inquiété de la capacité des opérateurs historiques à être opérationnels l'été prochain, notamment en raison de systèmes d'information qui pourraient ne pas être prêts à temps. Avec
l'ouverture de la concurrence pour les particuliers, les gestionnaires de réseau de distribution d'énergie auront à faire face, sans doute, à un très grand nombre de changements de fournisseurs.Mesurez-vous l'impact du SI sur l'entreprise ?A.M. : Nous cherchons à faire baisser le coût du kilowatt/heure transporté de 3 % par an. Et, depuis six ans, nous y arrivons. Cette réduction de prix n'aurait pas été possible sans un système d'information
performant. Au début de RTE, le réseau de transport était découpé en 130 zones d'exploitation. Avec le nouvel outil de conduite informatisée, nous avons progressivement réduit ce nombre à 75. Ce qui signifie que nous pouvons rendre le même service
en diminuant nos effectifs de 20 %.D.S. : Le budget annuel de la DSI s'élève environ à 300 millions d'euros, dont un tiers pour les investissements. Nous venons de décider que dans les cinq prochaines années, le coût d'exploitation du système
d'information devait diminuer de 10 %. Alors même que le périmètre d'action du système d'information va s'étendre.Les objectifs de la société en matière de systèmes d'information sont-elles suffisamment visibles pour les autres services de l'entreprise ?A.M. : C'est la difficulté dans une activité transversale. Evidemment, le travail d'un informaticien reste toujours moins visible que l'intervention d'un lignard après une tempête.Quels sont les chantiers technologiques prévus dans les prochaines années ?D.S. : Nous installons un réseau de fibre optique qui, d'ici à 2009, comprendra quelque 13 000 kilomètres de lignes électriques. Dans un premier temps, il sert à couvrir nos propres besoins. Les capacités
excédentaires dont nous n'avons pas l'usage sont proposées aux collectivités territoriales et aux opérateurs télécoms afin de leur permettre d'utiliser ces canaux à très haut débit.A.M. : Nous avons créé en 2002 la société @rteria, dont la vocation est de commercialiser les 6 000 kilomètres de lignes déjà équipés de fibre optique. Elle propose également en location nos pylônes pour
héberger des installations relais pour téléphones mobiles et connexions Wimax. Il ne s'agit pas tant de dégager des profits sur ces activités que de renforcer le pouvoir d'attraction de nos ouvrages. Par ailleurs, ces installations de fibre optique
ont aussi l'avantage de diminuer nos factures de téléphonie et de transmissions de données, et de nous garantir l'accès à un réseau mieux sécurisé, car géré par nos soins.Depuis quelques années, les tempêtes et les inondations font régulièrement l'actualité en France. Comment réagit-on à ces phénomènes climatiques ?A.M. : Le système de conduite de notre réseau est redondant. Ainsi, nous disposons d'un centre de secours, mobilisable très rapidement en cas de sinistre sur le centre national.D.S. : La grande tempête de 1999 a montré la pertinence d'utiliser des centres régionaux pour assurer la répartition de l'énergie sur le réseau. Le retour d'expériences d'un tel événement nous a amenés à améliorer
certaines formations. Nous avons ainsi renforcé les exercices de simulation et généralisé les préparations à des situations de crise. Même si des circonstances d'une telle gravité et d'une telle ampleur restent heureusement très rares.