Comment la SNCF a construit son réseau social d'experts

Après des débuts chaotiques, le réseau social Share-I de la compagnie est enfin sur les rails. Son but : aider les ingénieurs de la maison à partager leurs compétences et leurs initiatives.

Les premiers pas du réseau social de la direction innovation et recherche de la SNCF ? Oriane Gatin, chef de projet télécoms, n’est pas près de les oublier. Elle se souvient, notamment, de son interface et de son ergonomie : ni fait ni à faire. Un cocktail qui, sans surprise, a fini par décourager les plus volontaires. Les exemples de déconvenue n’ont pas manqué. Ainsi, pour sélectionner le public autorisé à consulter un article, il fallait choisir un chiffre dans une liste... sans savoir lequel correspondait à l’option la plus restrictive. Résultat, la prudence conseillait de s’abstenir de publier, plutôt que de risquer de diffuser une information en dehors de la société, le réseau social d’entreprise (RSE) étant en effet ouvert aux partenaires ! Délaissé par les utilisateurs, il semblait voué à finir aux oubliettes.
La direction innovation et recherche a pourtant refusé de baisser les bras. Malgré sa conception bancale, le RSE semblait toujours le meilleur moyen de donner un coup de fouet à l’innovation. Il reste l’outil idéal pour favoriser les mises en relation et les collaborations, non seulement entre les 220 experts techniques et scientifiques de la SNCF qui forment le réseau Synapses, mais plus largement à travers toute la structure. « Nous évaluons à 4 000 les employés de la SNCF intéressés par l’innovation », affirme Virginie Roustant, en charge de la communication au sein de la direction innovation et recherche.
Deux logiques de publication
L’année dernière, le chantier du RSE fut donc relancé avec l’appui d’un prestataire externe, le cabinet Nextmodernity. Celui-ci a établi un diagnostic en s’appuyant sur un audit des différents usages qui en étaient faits. Puis il a conçu le design de la nouvelle plate-forme, qui a été au passage baptisée Share-I.
Comme souvent en matière d’innovation, des forces contraires se sont exercées. Certaines ont plaidé en faveur d’une ouverture de l’outil au plus grand nombre, afin de faire émerger des bonnes idées, d’encourager leur enrichissement, voire leur détournement. D’autres ont cherché à protéger les pistes d’innovation susceptibles d’être brevetées.La SNCF s’est donc orientée vers une plate-forme scindée en deux grandes logiques de publication : d’un côté, un mur interactif à la Facebook sur lequel tous les employés de la SNCF peuvent apporter leurs contributions. De l’autre, des groupes à diffusion plus restreinte ayant vocation à encourager le travail collaboratif. Au sein de ces groupes thématiques, chacun des membres partage le même niveau d’informations.
Cette organisation préserve les deux logiques d’innovation, qui se complètent d’ailleurs plus qu’elles ne s’opposent, et a mis fin à la confusion des droits d’accès, si gênante dans la version initiale du RSE. Pour atteindre ses objectifs, Share-I vise donc un public bien plus large que le premier cercle constitué par la soixantaine de collaborateurs de la direction innovation et recherche et les membres de Synapses, dont 90 % ont déjà rejoint le RSE. Agissant en tant qu’ambassadeurs, les spécialistes ont rapidement fait d’autres adeptes. Aujourd’hui, on compte plus d’un millier de membres actifs, dont un noyau dur de 200 qui se connectent au moins une fois par semaine.
Evangélisation au déjeuner.
Un autre indicateur réjouit tout particulièrement le chef de département : moins de 20 % des contributions sur Share-I proviennent de la direction innovation et recherche. Bruno Landes, responsable de division au sein de la direction de l’ingénierie, est l’un des experts labellisés Synapses qui se démène pour faire venir de nouveaux membres. Alors qu’il avait boudé la première mouture du RSE, il anime désormais des présentations à l’heure du déjeuner. « C’est l’occasion de montrer l’outil et de tordre le cou à quelques idées reçues », explique-t-il. Non, le RSE n’est pas le domaine réservé de la direction innovation et recherche, chacun y est le bienvenu. Non, le RSE n’est pas chronophage : au contraire, il fait gagner du temps en fluidifiant les échanges et en centralisant les documents et les conversations (ce que les messageries ne savent pas faire). Oui, il est important de publier sa photo pour humaniser les échanges. Ces présentations du midi ont tant de succès que la responsable de la communication s’y rend avec un appareil photo.
Avoir complété son profil et fréquenter le RSE, sans contribuer pour autant, est un premier niveau d’engagement dont il ne faut surtout pas négliger l’importance. Les membres les plus actifs sur Share-I, le plus souvent des managers fortement encouragés à participer, aimeraient toutefois que leurs équipes et leurs collègues partagent davantage leurs connaissances, qu’ils commentent les informations déposées et qu’ils n’hésitent pas à donner leurs points de vue. Cela survient sur des thèmes plutôt inattendus, en tout cas éloignés des domaines de veille et d’innovation traditionnels de la SNCF. « Les sujets qui déclenchent le plus de participations sont ceux qui se trouvent en dehors des champs d’expertise déjà couverts », observe Philippe Berthier. La prise de parole est sans doute plus aisée sans le regard intimidant d’un spécialiste. Toujours est-il que deux des groupes les plus dynamiques concernent l’impression 3D et les drones qui pourraient servir à surveiller les installations ferroviaires.
Sessions de défis.
Bruno Landes est l’un des 35 membres de la communauté Drone 360. Il ne cache pas son enthousiasme : « Tout le monde joue le jeu, la direction de la stratégie nous a rejoints, de même que des sociétés externes, comme la direction générale de l’aviation civile. » Un tel niveau d’engagement ne constitue pas la règle. Mais cela n’alarme pas Fabien Lair, directeur associé de Nextmodernity : « Il ne faut pas s’inquiéter si des membres de Share-I se trouvent
davantage dans une posture d’observateur que de contributeur. Un RSE, c’est un peu comme un réseau de neurones : certains sont en sommeil, mais ils ne demandent qu’à être activés. »
Des opérations spéciales peuvent servir de déclencheurs. IBM a popularisé ce type d’événements, baptisés jams, en interne. Des défis y sont lancés à toute l’entreprise sur une période de quelques jours. Citons, par exemple, « Comment imprimer moins ». Mettre en place de tels « jams » nécessite au préalable de faire connaître Share-I au plus grand nombre. Or le bouche-à-oreille peut vite montrer ses limites dans une entreprise de 250 000 collaborateurs. A un moment donné, l’initiative doit être relayée par des canaux institutionnels pour ramener le plus grand nombre de participants possible. Ce sont d’autres interlocuteurs, par exemple la communication du groupe, que le service innovation et recherche souhaite convaincre de promouvoir Share-I. Et de faire passer à tous le message que l’outil ringard d’autrefois a connu une belle cure de jouvence.