Des dangers de la déréglementation du prêt de main-d'oeuvre

Alors qu’un rapport préconise la dépénalisation du prêt de main-d’œuvre illicite et du délit de marchandage, le Munci plaide au contraire pour une réglementation plus stricte.

Baisse des prix sans contrepartie, spoliation des droits de propriété intellectuelle, non respect des délais de paiement… Le rapport Volot remis à l’ancien ministre de l’Industrie Christian Estrosi en juillet 2010, et pour lequel le Munci avait été auditionné, a mis en exergue le flot de mauvaises pratiques déséquilibrant les relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants Il oubliait toutefois certains problèmes plus préjudiciables aux prestations intellectuelles, telles que les politiques anticoncurrentielles de référencement ou encore la sous-traitance en cascade sans valeur ajoutée.
Hélas, alors que beaucoup espéraient une vaste réforme de la loi de 1975 sur la sous-traitance, « qui répond aux besoins du BTP pour lequel elle a été conçue, et qui ne concerne les autres secteurs d’activité qu’à la marge », selon le médiateur national de la sous-traitance, la montagne a finalement accouché d’une souris…
Un nouveau rapport sur l’ingénierie a ensuite été commandé (discrètement) à Emmanuel Sartorius, du Conseil général de l'industrie, de l'énergie et des technologies (CGIET), et à Eric Champ, directeur chez Sogeti High Tech, par Christian Estrosi. L'ancien ministre déclarait le 8 novembre dernier à Sophia Antipolis : « Les mutations technologiques très rapides et la recomposition permanente des chaînes de valeur qu’elles impliquent soulignent la nécessité de faire évoluer les compétences et de soutenir l’attractivité de la filière. Les politiques en matière sociale et de formation n’ont sans doute pas pleinement intégré ces questions (…) »
Ce rapport Sartorius sur « les Sociétés d'Ingénierie et de Conseil en Technologie », qui concerne en réalité tout autant les SSII que les SICT, a été remis le 8 février au nouveau ministre de l’Industrie, Eric Besson. Ce dernier, méconnaissant visiblement le sujet, déclarait ce jour-là : « L’ingénierie française souffre enfin de règles trop rigides concernant le prêt de main-d’œuvre. Certains ingénieurs peuvent en effet être amenés, lors de missions longues, à rester durant de longs mois en immersion complète chez leur client. (…) Les sociétés d’ingénierie sont de plus en plus concurrencées par les sociétés d’intérim et par les cabinets qui réalisent du portage salarial. »
L’offshore ne se nourrit pas du risque juridique
Etrange rapport que le rapport Sartorius ! Alors qu’il présente de nombreuses analyses pertinentes sur le secteur – sauf sur certaines parties relatives au droit du travail –, il en arrive à la conclusion, totalement décalée, de dépénaliser le prêt illicite de main-d’œuvre illicite (PMOI) et le délit de marchandage (DM) dans le cas des SICT, car ces délits « constituent un réel frein au développement des entreprises, sans contrepartie particulière pour les salariés » ! Autre conclusion : celle d’interdire les enchères inversées, que nous partageons totalement bien sûr.
Extraits :« Face aux risques de requalification d'une prestation en contrat de travail, les entreprises peuvent être tentées de s'abstenir d'embaucher, en préférant l'externalisation ou la non-localisation d'emplois en France. (…)
La rigidité du code du travail français ne peut donc que pousser aux délocalisations et aux pratiques à la limite de la légalité. » (…)
C’est prendre le problème à l’envers et bien mal comprendre les enjeux importants relatifs au prêt de main d’œuvre ! Monsieur Sartorius (photo) semble, hélas, avoir été mal influencé par le Syntec Ingénierie qui, dans un livre blanc récent sur « L’Ingénierie et Conseil en Technologies » (paragraphe : "Le développement actuel de conditions de recours aux sociétés d’ICT qui mettent gravement en cause leurs apports de valeur ajoutée"), affirme que la sécurisation de la mise en conformité avec la loi induit des changements des modalités d’intervention au profit des offres en « work package » (lotissement des travaux).
Cela conduit à une augmentation forte des investissements, les projets devant de plus en plus être traités par les sociétés d’ICT au sein de leurs structures propres. Recourir davantage au forfait… fichtre quelle tragédie pour le secteur !
Le rapporteur semble ignorer que, loin d'apporter une vraie valeur ajoutée aux clients comme aux collaborateurs, un grand nombre de sous-traitants de prestations intellectuelles (SSII, SICT…) se comportent en réalité comme de simples fournisseurs de main-d'œuvre, et non de vrais fournisseurs de services avec pôle(s) d’expertise.
Ce qui les rend notamment incapable, pour la plupart, d'assurer des prestations au forfait et de conseil, ainsi qu’une véritable gestion de carrière. De plus, chacun sait que les délocalisations offshore ont d’autres motivations que d’échapper au risque juridique relatif au prêt de main-d’œuvre…
Des conséquences potentiellement dramatiques

Les conséquences d’une dérèglementation seraient potentiellement dramatiques pour tous :
- Pour les salariés. Affaiblir implicitement l’obligation d’encadrement accélérerait l’externalisation et au final l’élimination de nos professions des entreprises utilisatrices, puisque les donneurs d’ordre auraient toute flexibilité pour recourir exclusivement aux employeurs prestataires dont les salariés seraient totalement subordonnés aux clients, isolés de leur propre société, placés sur des missions sans réelle valeur ajoutée pouvant s'éterniser, etc. Sans aucun risque juridique en retour, il est vrai, ni pour le prestataire ni pour le client…
De même, les SSII auraient beaucoup plus de facilité à pratiquer entre elles le transfert de salariés – souvent illégal, car à but lucratif – leur imposant ainsi davantage de mobilité géographique.
Enfin, si l’exigence de savoir-faire spécifique (l’expertise) disparaît, c’est la responsabilité sociale des entreprises qui s’efface à son tour. Plus aucun effort à fournir en termes de formation, de gestion des ressources humaines (GRH) ou de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences GPEC…
- Pour les indépendants. Leur autonomie et surtout leurs marges seraient encore plus dégradées par le développement facilité de la sous-traitance en cascade sans valeur ajoutée.
- Pour les entreprises. L’image du secteur en ressortirait encore plus dégradée et la perte d’attractivité de nos métiers ne ferait que s’aggraver, portant préjudice aux « vraies SSII-SICT », qui ne se reconnaissent pas à juste titre dans le modèle des « marchands de viande », basé sur le moins-disant socioprofessionnel…
D’ailleurs, pour les sociétés d’expertise apportant une réelle valeur ajoutée, tant à leurs clients qu’à leurs salariés, le PMOI et le DM sont de faux problèmes : elles n’ont aucun souci juridique à se faire sur ces questions !
La valeur ajoutée ne se limite pas à un vivier de CV
Déjà, en décembre 2008, l’actuel ministre du Travail, Xavier Bertrand, avait demandé à Thomas Chaudron (photo) un rapport « pour que soit examinée l’opportunité d’un assouplissement de la règlementation sur le prêt de main-d’œuvre, tout en préservant des garanties aux salariés. Il lui a recommandé, pour cela, de s’appuyer sur l’expérimentation qui a été faite au niveau des pôles de compétitivité (…) »
Mais ce sont finalement des conclusions assez éloignées de l’assouplissement recherché que le rapport Chaudron, depuis tombé dans l’oubli, avait finalement tirées ! Le rapport proposait notamment de « réserver la possibilité de prêt de main-d‘œuvre aux entreprises justifiant d’une expertise et d’une politique de développement des compétences (il est inacceptable que des sociétés n’aient, pour unique valeur ajoutée, que le « vivier » de CV qu’elles ont à mettre à disposition de leurs clients…) ».
Quant à l’évaluation de la mise à disposition de personnel entre membres d'un pôle de compétitivité, le rapport correspondant de l’IGAS est sans appel : « L’expérimentation législative est demeurée lettre morte : les besoins de l’économie sont d’une autre nature… ».
Une refonte complète de la législation s'impose
Comme les rapports Chaudron et Sartorius, le Munci n’est pas opposé à restreindre, voire supprimer, la condamnation pénale en cas de PMOI-DM, mais seulement pour les personnes physiques et avec de nombreuses contreparties à la clé.
C’est en réalité une refonte complète de la législation qui s’impose sur ces questions. Les salariés des sociétés de prestations intellectuelles ont besoin, plus que jamais, d’une réglementation plus stricte sur le prêt de main-d'œuvre, afin notamment de mieux distinguer intérim et prestation de service, de responsabiliser les donneurs d'ordres comme les sous-traitants – recrutement, ordres de mission, encadrement... –, de valoriser l’expertise, la gestion des carrières et des compétences.
Le médiateur national de la sous-traitance, Jean-Claude Volot, affirmait lui-même dans Les Echos : « Ces grands sous-traitants doivent passer d'une vente d'horaires à une vente de compétence. Ils doivent mettre fin à leur modèle d'intérim pour se spécialiser davantage. »
Tandis qu’un rapport récent de la Dares sur la sous-traitance souligne « des conditions de travail plus difficiles chez les preneurs d’ordres », des clauses de responsabilité sociale pourraient être ajoutées dans les contrats de sous-traitance, comme le promeuvent d’ailleurs des rapports publics français et européens (*).
Il est clair autrement que tout relâchement de la législation tirerait davantage encore la profession vers le bas en favorisant le développement permissif de la fausse sous-traitance – principalement autour des prestations d'assistance technique facturées en régie – et une marchandisation indigne des ressources humaines. Auquel cas, le Munci mettrait tout en œuvre pour mobiliser massivement les salariés de la branche Syntec, avec, nous l’espérons, l’ensemble des syndicats de la branche...
(*) Rapport de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen de février 2009 sur la responsabilité sociale des entreprises sous-traitantes dans les chaînes de production
- Rapport de Mme Elisabeth Dufourcq, de l’Inspection générale des affaires sociales, remis au ministre du Travail en Décembre 2004 sur la « Responsabilité sociale des entreprises et de l’Etat à l’heure des recours à l’externalisation, à la sous-traitance et à l’emploi de personnels intérimaires ».
- Rapport du Conseil économique et social (CES) du 30 mars 2005 présenté par M. François Edouard sur les « Conséquences sur l’emploi et le travail des stratégies d’externalisation d’activités »
-
Faire avancer les choses
La loi est indispensable et je ne souhaite pas revenir sur les différents arguments déployés qui sont justes. Pour autant elle n'est pas appliquée. Qu'on le veuille ou non, elle n'est pas claire et de ce fait elle est volontairement contournée par certaines SSII qui abusent de la situation et du laxisme de l'inspection du travail et des syndicats internes qui ne se préoccupent que trop peu de ces sujets. Cependant, certaines SSII souhaitent faire travailler leurs collaborateurs dans les meilleures conditions et celles-ci ont beaucoup de difficultés à avancer dans ce marasme juridique.
Les clients ne sont pas exempts également de tout reproche. Ils ne suivent pas non plus les bonnes pratiques en termes de gestion humaine.
Pour avancer en conservant le cadre légal indispensable tout en ne créant pas de frein au développement de la filière, je crois savoir qu'il existe une alternative et qu'une société (NewLIT)s'était développée pour gérer cela au mieux. Elle proposait de gérer un cadre d'ensemble structurant qui garantissait une saine gestion. J'ai regardé rapidement et cela me paraissait aborder et résoudre l'ensemble des problématiques rencontrées. -
rob1848-1
Entièrement d'accord avec vous. Des sociétés comme celle cité sont des coquilles destinées à contourner un article essentiel des droits de l'homme:
Article 4, Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.
Car l'objet du délit de marchandage, faut il le rappeler, est : d'éluder l'application de toutes dispositions légales attenantes au travail,
Se retrouver dans une situation de subordination déséquilibrée, prive ainsi un salarié de toute forme de recours aux ordres et de lutte collective. Cette négation de l'homme ayant des droit liés à son travail porte en elle une violence que le salarié retourne souvent malheureusement contre lui même.
Voila pourquoi, il est ici question de délit. Car c'est un droit humain fondamental qui est bafoué.
La loi existe depuis 1848. Pourquoi n'est elle pas appliquée ?
Derriere les nouvelles technologies, c'est une organisation du travail archaïque de type maitre-esclave qui s'impose.
Elle est tolérée car elle permet de ne pas donner un pouvoir aux informaticiens. Pensez y ;-)
Derriere l'application de la technologie, c'est l'organisation (entreprise, savoirs, rôles, pouvoir, territoires) que questionne fondamentalement l'étude des systèmes d'informations.
A l'heure des réseaux sociaux, c'est une vision arriérée du monde et du travail que proposent les sociétés qui agissent ainsi.
Lutter c'est vivre. -> V hugo -
M.U.N.C.I
A lire à ce sujet sur le site du MUNCI :
http://munci.org/Dereglementation-du-PRET-DE-MAIN-D-OEUVRE-DANGER-MAJEUR-pour-nos-professions -
thibaudvideo
Je trouve assez scandaleux de donnez à des responsables de SSII la publication de rapports allants, bien évidemment, en leur faveur.
Sogeti est à la base des fameux CDI de chantiers, faut-il le rappeler ?. De plus, Sogeti étant de plus en plus attaqué par ses propres employés pour les délits de marchandage, il est normal que les responsables Sogeti veuillent s'en débarrasser.
Quant à la délocalisation, je ne dirai qu'une seule chose, Sogeti a acheté une société indienne et augmenté son personnel de 300%. A qui profitera les délocalisations ?
Si Sogeti l'a fait, d'autres aussi ! -
quality
Dans le cadre de mes études, puis de projets de qualité par la suite, j'ai été sensibilisé par les normes AFNOR.
Je suis convaincu qu'il n'y a que 2 solutions pour en finir avec les nombreux abus de la prestation de services (SSII ou SICT et autres faux sous-traitants...) :
- soit une NORMALISATION AFNOR de la prestation de services
- soit une ACCRÉDITATION OBLIGATOIRE comme c'est le cas pour les professions réglementées (professions libérales, artisans...)
Par contre, le droit du travail sera toujours contourné d'une façon ou d'une autre...
Votre opinion