Fusion Alcatel?"Lucent Technologies : le plus dur reste à accomplir
Inscrivez-vous gratuitement à la Newsletter BFM Business
La fusion entre Alcatel et Lucent Technologies ne sera pas bouclée avant l'an prochain. Il est vrai que l'envergure de l'opération est sans précédent chez les équipementiers télécoms. Reste à surmonter les inévitables obstacles,
notamment culturels, à la création d'un tel ensemble.
Ainsi donc, Alcatel et Lucent Technologies devraient prochainement fusionner ! Une fusion ' entre égaux ' insiste-t-on des deux côtés de l'Atlantique. Cinq ans après une première
tentative, les conditions seraient, cette fois, réunies. C'est tout le sens de cette annonce à grand spectacle à laquelle se sont récemment livrés Serge Tchuruk, inamovible patron d'Alcatel depuis dix ans, et Patricia Russo, présidente de Lucent,
qu'elle s'est efforcée de restructurer sans état d'âme depuis 2002. ' C'est un moment historique, celui de la création du leader mondial des solutions de communication ', déclarait d'emblée le patron
d'Alcatel, ' en [son] nom et en celui de Pat (sic) '.Comme souvent en pareille circonstance, le moment était solennel, chacun s'efforçant de ménager les susceptibilités, même si Alcatel est, du moins sur le papier, en meilleure posture (Alcatel pèse près du double de Lucent en termes de
chiffre d'affaires et ses actionnaires détiendront 60 % du nouvel ensemble, contre 40 % à ceux de Lucent). De même, la firme issue de la fusion ?" dont le nom reste à déterminer ?" sera de droit français, et son siège social
basé à Paris. Inversement, la future direction opérationnelle sera confiée à Patricia Russo, Serge Tchuruk en étant le président non exécutif. Et si la conférence de presse célébrant l'événement s'est tenue à proximité des Champs-Élysées, c'était,
ironie de l'histoire ou simple question de logistique, à quelques encablures de... l'ambassade des États-Unis. Même entre égaux, les apparences sont sauves !Il n'empêche, la fusion, sur le papier, a de l'allure. ' C'est un moment déterminant dans l'histoire de notre industrie ', s'enthousiasme Patricia Russo, qui assure
' partager une vision commune ' avec son partenaire français. De fait, la complémentarité géographique est réelle (Lucent est bien implanté aux États-Unis, et Alcatel en Europe et dans le reste du
monde). Côté produits, les gammes se recoupent assez peu, et les produits eux-mêmes, notamment dans le cellulaire, sont plutôt complémentaires. Lucent est bien positionné dans le CDMA, Alcatel dans le GSM, surtout dans les pays émergents, même si
les deux partenaires sont en quête de débouchés dans le W-CDMA, où Lucent dispose d'une offre HSDPA bien perçue des opérateurs (un contexte dans lequel Alcatel n'a pas été retenu pour le réseau HSDPA de Bouygues Telecom, attribué à Ericsson et à
Nortel Networks, tandis que la seule référence de Lucent dans le W-CDMA en Europe se situe sur l'île de Man). Complémentarité aussi dans l'optique où les deux constructeurs (de l'ordre de 25 % de parts de marché cumulées) sont sur des créneaux
parfois voisins, mais pas nécessairement en concurrence frontale.
Une complémentarité géographique et technologique
De même, Alcatel et Lucent ont tout à gagner à joindre leur force dans l'IMS (IP multimedia subsystem), le fameux c?"ur des réseaux du futur, où Lucent dispose de nombreux brevets mais semble relativement
distancé par Ericsson sur le plan commercial.De son côté, Alcatel, en partenariat avec Microsoft, est bien mieux positionné en matière d'IPTV, où Lucent se contente d'un rôle d'intégrateur. Complémentarité dans les PABX également, puisque l'américain s'en est retiré à l'automne
2000 dans le cadre du montage qui a donné naissance à Avaya, tandis que le français dispose, avec sa gamme OmniPCX, de solides positions en ce domaine, surtout en Europe.Côté services, essentiellement de la gestion de réseaux d'opérateurs, c'est Lucent (près de 25 % de son chiffre d'affaires au cours de son exercice fiscal 2005) qui est le mieux positionné. Quant au segment spatial, Alcatel
s'apprête à céder ses satellites (ainsi que ses activités de signalisation et d'intégration de systèmes) à Thales, à l'occasion de sa montée au capital de ce dernier (dont il détiendra 21,6 %) ; et encore cette filière était-elle en deçà
des exigences de profitabilité du groupe (lire l'encadré page suivante).Au-delà des économies d'échelle ?" notamment en matière de R&D (avec une force de frappe inédite de plus de 26 000 chercheurs et 25 000 brevets) ?", et des diverses synergies (1,4 million d'euros d'économies
au minimum en 3 ans et 9 000 suppressions de postes), le plus surprenant réside dans l'intérêt intrinsèque de cette fusion entre égaux. Autant on voit bien l'effet d'aubaine pour Lucent, autant on comprend moins bien l'intérêt d'Alcatel dans
cette opération (le chiffre d'affaires de Lucent a reculé de 10,4 % durant le premier semestre de l'exercice en cours, avec un résultat net en très fort repli). Le groupe tricolore n'est-il pas déjà, et de loin, leader mondial dans l'ADSL et le
triple play ? Avec des clients comme le nouvel AT&T (par le biais de l'important contrat remporté auprès de SBC fin 2004), Alcatel n'a-t-il pas déjà accès aux opérateurs américains ?
Paris vaut bien une messe
' Aucun des deux ne pouvait rester seul, et 2006 est une année charnière ', estime un des principaux concurrents du nouvel ensemble. ' Il faut bien distinguer la
réalité de l'effet d'annonce ', dit un autre. ' Même si on ne transforme pas deux entreprises convalescentes en pur-sang du jour au lendemain, c'était le moment ou jamais ',
ajoute un familier du groupe. ' Ce qui compte avant tout, c'est la logique industrielle ', assure-t-on dans l'entourage de Serge Tchuruk. Bref, si l'opération ne fait pas l'unanimité, elle a néanmoins
du sens (et devrait permettre au nouvel ensemble d'être très présent chez Verizon et Sprint, les deux principaux clients de Lucent aux États-Unis). Et pas seulement sur le plan industriel puisque le premier actionnaire d'Alcatel, Brandes Investment
Partners, un fonds d'investissement américain, est également le premier actionnaire de Lucent (avec respectivement 10,05 et 6,46 % du capital des deux équipementiers). De ce point de vue, Brandes Investment (qui précise agir pour le compte de
ses clients, et non pas pour le sien) a nécessairement joué un rôle dans la dynamique conduisant à l'annonce de la fusion... Les marchés financiers, qui ont, au départ, bien accueilli la nouvelle, semblaient, un mois plus tard, plus dubitatifs,
le cours d'Alcatel étant alors sensiblement inférieur qu'à la veille de l'annonce de l'opération.Reste la question de la concentration chez les opérateurs dont on a beaucoup dit, Serge Tchuruk en tête, qu'elle avait précipité les événements et qu'elle allait nécessairement accélérer le phénomène chez les équipementiers.
' Une concentration de nos clients [les opérateurs, NDLR] ne signifie pas une intensification de la concentration des équipementiers ', déclarait pourtant Patricia Russo aux
Échos, il y a à peine plus d'un an*. ' Paris vaut bien une messe ', on ne chipotera donc pas sur ce type de contorsions. Interrogés, les clients d'Alcatel relativisent.
' Alcatel est un leader mondial, avec de bons produits et un bon support. La fusion devrait leur permettre de conserver leur avance technologique ', déclare-t-on chez Neuf cegetel. Réaction plus
tranchée chez France Télécom où, après s'être refusé au moindre commentaire, on finit par lâcher : ' Pour nous, cela ne changera pas grand-chose. '
Une fusion défensive, mais assez bien perçue, des cadres dirigeants
Et comment tout cela est-il vécu par les collaborateurs d'Alcatel ? ' Les chiffres de suppressions d'emplois sont basés sur une fusion réussie, commente la CFDT, syndicat majoritaire au sein de
la société. Le passé d'Alcatel en matière de fusions-acquisitions ne plaide pas en sa faveur. '
' Il faut bien voir qu'avec une diminution des prix de 20 % par an, la situation n'était plus
tenable ', relativise un patron de division pour qui ' la taille dans cet univers, notamment face à la concurrence asiatique, est loin d'être négligeable. ' Bref, l'opération,
même défensive, permettrait, après des années de restructuration, de capitaliser sur les forces ?" plutôt que sur les faiblesses ?" de la maison.Reste à réussir l'intégration, sachant que ces grands mariages transatlantiques, à l'instar de la fusion Daimler-Chrysler, sont parfois douloureux et moins glamour qu'il n'y paraît. L'ancien numéro deux d'Alcatel, Krish Prabhu, le
disait volontiers : ' Dans ce genre d'opération, tout est une question d'exécution. '
' Même s'il suppose un subtil dosage par pays, le mélange des nationalités est une réalité chez
Alcatel, observe un cadre dirigeant. C'est même un des points forts de la maison que de réussir à intégrer des cadres de haut niveau issus des entreprises rachetées. 'De même, l'arrivée de Patricia Russo est accueillie avec une relative bienveillance : ' Ses collaborateurs ont bonne réputation, notamment auprès de leurs clients ', estime-t-on de
même source. D'autres sont plus circonspects et craignent qu'elle ne prenne réellement le pouvoir sans faire de quartier. Difficile de trancher, alors que Mike Quigley, successeur désigné de Serge Tchuruk il y a un an, ne semble pas prendre trop
ombrage de la nouvelle donne. Très apprécié en interne, il devrait conserver son poste de numéro deux auprès de Patricia Russo. Et puis, observe-t-on dans la société : ' La fusion ne devrait pas aboutir avant neuf mois.
D'ici là, il peut se passer beaucoup de choses. ' Seule fausse note dans l'immédiat, le départ surprise de Jacques Dunogué, un pilier de la maison, parti sans explication au moment même de l'annonce de la fusion (lire page
82).