Jacques Marzin (DSI de l’État): « Nous voulons ouvrir le SI de l'Etat à la manière des géants du web »

Le Gouvernement veut faire du numérique l'instrument de transformation de l'Etat. Chef d'orchestre de cette stratégie, Jacques Marzin, DSI de l'Etat, décrypte pour 01 Business le contexte juridique et les chantiers techniques en cours.
Accélérer la transformation numérique de l’État ? C’est ce qu'a annoncé Thierry Mandon, secrétaire d’État à la réforme de l’État et de la simplification en conseil des ministres ce mercredi 17 septembre. Un appel à projets lié au Programme d’investissements d’avenir (PIA) sera notamment lancé prochainement pour faire émerger des projets innovants dans le contexte de l’administration numérique.
L’objectif principal de cette transformation numérique visa à simplifier les démarches administratives des entreprises et des usagers. Thierry Mandon se fixe pour objectif que « dans un délai d’un an, 100 % des démarches concernant l’Etat qui ne requièrent pas de présence au guichet seront réalisables en ligne. »
Pour cela, il était nécessaire de donner à la Disic (Direction interministérielle des systèmes d' information et de communication) la possibilité de chapeauter les différents projets des ministères. A la tête de cette DSI de l’État, Jacques Marzin présente ci-dessous les changements apportés par le décret du 1er août. Ce décret place les infrastructures et les systèmes d’informations transverses des différents ministères sous la tutelle des services du Premier ministre. Un véritable changement de gouvernance.
Le succès du Réseau interministériel de l’État, le RIE (voir encadré en fin d’interview) va servir d’inspiration pour un projet ambitieux appelé « l’État plateforme » qui cherche à faciliter les échanges de données entre administrations. « Pour garantir que les premiers innovateurs ne nuisent pas à la créativité des suivants, pour asseoir l’action de l’État sur les nouveaux processus de création de valeur, pour proposer aux citoyens des relations et des services de la qualité qu’ils sont désormais en droit d’exiger, la révolution numérique doit déboucher sur une révolution politique : c’est au tour de l’État d’apprendre à se penser comme plateforme », prophétisaient Nicolas Colin et Henri Verdier, dans leur ouvrage « L’Age de la multitude ».
Le décret du 1er août place le système d'information de l'État sous la responsabilité du Premier ministre. Pourquoi ?

Jacques Marzin : Le décret vise à réaffirmer deux choses. Il y a un lieu où se conçoit la stratégie numérique de l’État français et pas dix lieux différents et il y a un lieu où se résout la fédération des compétences des ministères. Le premier aspect ne signifie pas que nous avons l’intention de reconstruire une DSI géante autour du Premier ministre. L'effectif de la Disic va passer de 20 à 40 personnes pendant que les informaticiens au niveau de l’État sont 18 000. Ce n’est pas l’opérationnel qui nous intéresse. Mais nous devons nous poser la question de la manière dont l'État gère sa complexité.
Vous cherchez ainsi à avoir une vision d'ensemble du SI de l'État ?
JM : Avoir une vision d'ensemble et une trajectoire cohérente d'ensemble qui tiennent compte de l'histoire et de l'actualité de chacun des ministères. Il y a très peu de ministères qui offrent tout seuls un service aux citoyens et aux entreprises. La plupart d’entre eux ont besoin d'autres administrations pour délivrer un service. Or, beaucoup de services numériques sont construits sur l’architecture du décret de 1986 qui disait que chaque ministre était responsable de son SI et qui faisait de l’État une collection de SI.
L’aspect fondamental de ce décret, c’est de nous donner les moyens d’organiser l’architecture d'ensemble du SI pour délivrer des services sans couture aux usagers. L’un des services aux citoyens les plus réussis, ce sont les impôts en ligne, mais cela a été facilité par le fait qu’une seule direction en est responsable.
Le décret ouvre aussi la porte à la mutualisation des projets ?
JM : Oui. Le deuxième aspect du décret c’est la mutualisation. Certains ministères n’ont pas la dimension suffisante pour justifier économiquement certains de leurs systèmes informatiques. À l’heure actuelle, il y a plusieurs dizaines de messageries différentes au sein des ministères. Ce n’est pas raisonnable.
Au final, le décret ne fait que traduire une mécanique déjà en mouvement. Depuis Chorus, les ministères ne sont déjà plus responsables d’une partie de leur SI financier. Et avec leur basculement progressif dans le RIE (Réseau interministériel de l’État), ils ne sont plus responsables de leurs télécoms. Au final, il n’y a qu’un SI et c’est celui de l’État. Ce SI est propriété collective. Or, le collectif du gouvernement s’exprime autour du Premier ministre puisqu’il n’y a pas de ministre des services partagés d’infrastructures comme c’est le cas dans d’autres pays.
La Disic n’ayant pas de rôle opérationnel, qui gérera concrètement ce SI ?
JM : Dans 95 % des cas, ce ne sera pas la Disic. Nous allons déléguer à certains ministères la responsabilité de gérer pour le compte d'autres des pans entiers du SI. L’enjeu du schéma directeur sur les datacenters, c’est d’avoir une carte de rationalisation. On va déterminer que l’informatique du ministère A est prise en charge par le ministère B qui a les moyens de la traiter à coût marginal pour l’État. La Disic bâtira les modèles économiques pour démontrer que certaines mutualisations sont intéressantes pour l’État. Ensuite, nous donnerons des délais de ralliement comme pour le RIE. Actuellement, ce sont les ministères qui décident quand ils basculent dans le RIE. Nous voulons généraliser ce mécanisme sur beaucoup de sujets.
Au final, la Disic sera aussi en première ligne pour défendre les SI des ministères auprès du gouvernement ?
JM : Oui. Et c’est primordial. Aujourd’hui l’une des grandes difficultés dans la modernisation de l’État c’est la résorption de notre dette technique. Nous avons encore beaucoup de systèmes en service développés dans les années 70-80. Il est important d’avoir un lieu où l’ensemble de cette dette technique puisse être mise en visibilité et que nous ayons une stratégie d'État pour la résorber, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Nous avons des actions collectives à organiser pour rassurer la nation sur la solidité du SI de l’État. Nous devons soutenir l’innovation des ministères, mais aussi l’urbanisation continue du SI de l'état dans sa globalité. Cela n’a aucun intérêt que tel ministère résolve son problème de vétusté si les autres ne sont pas embarqués dans la démarche et si le risque collectif systémique subsiste. Le décret décide qu'il y a qu'un seul SI et que nous devons avoir une intention globale d’architecture pour l’optimisation de ce SI.
Qu’espérez-vous bâtir techniquement avec ce décret ?
JM : L'architecture globale de notre système s’oriente vers une architecture de plateforme ouverte. Une ouverture qui servira par exemple à délivrer des services en collaboration avec des collectivités territoriales et des opérateurs de l’État. A priori, les informaticiens des trois fonctions publiques ne sont pas forcément les plus à même de créer de belles expériences utilisateur, comme on dit maintenant. Nous pouvons aussi nous appuyer via le co-design sur la multitude, sur le secteur associatif, sur les startups. Non pas pour leur donner les données et les traitements à gérer, mais pour concevoir des applications composites qui vont assembler, par le biais d’API sécurisées, des données détenues par les impôts, d’autres par les Ursaff et encore d’autres par un service de préfecture. Nous voulons ouvrir considérablement le système comme le font tous les géants du web.
Où en êtes-vous de la construction de cette plateforme ?
JM : Nous en avons jeté les fondements avec les architectes des ministères, et le projet sera soumis à la critique collective, interne et externe à l’administration, dans les semaines et les mois à venir. La plateforme comprendrait trois briques : un socle agnostique au niveau technologique, des API de diverses natures sécurisées, et des applications multicanales destinées aux usagers qui peuvent se construire de façon indépendante.
Avez-vous déjà un exemple d'application ?
JM : Par exemple, « Marché public simplifié » (MPS) est une expérimentation qui permet aux entreprises de déposer une offre à un appel d'offres en ne donnant que les informations détenues par l'entreprise (parmi lesquelles l’offre bien sûr) et son numéro Siret. Ensuite, l'administration collecte elle-même les informations nécessaires à l’acheteur pour vérifier que l’entreprise est à jour de ses impôts et de ses cotisations sociales, par exemple. Avec cette expérimentation, on a bâti un embryon d’API entreprise où on va chercher l'information aux Urssaf et aux impôts. Ces deux administrations ont construit l’API qui renvoie l'information à l’API Marché public simplifié utilisée par les plateformes d’achat public. C’est cela que nous voulons généraliser.
Quels sont les composants nécessaires à la mise en route de la plateforme ?

JM : Un composant d’identification est indispensable. Nous avons besoin d’identités fédérées pour l’ensemble des citoyens et l’ensemble des agents. L’un des objectifs est d’avoir une continuité entre la médiation numérique et le travail au guichet. Aujourd’hui, si j’ai rempli les trois-quarts de mon dossier sur mon-service-public et que j’ai butté sur la dernière page, je vais devoir tout recommencer au guichet. Il faut qu’on arrive à introduire une continuité, une fluidité dans le traitement du dossier.
Ce composant qu’on appelle France connect aura le même rôle que Google Connect ou Facebook connect. France Connect sera un fédérateur d'identités qui s’appuiera sur l’identité la plus forte utilisée. Si mon identité estampillée France Connect est utilisée pour les impôts elle sera plus forte que si elle est utilisée pour avoir la carte d’accès à la déchetterie de ma collectivité.
Ne craignez-vous pas que les citoyens aient peur de l’utilisation que vous pourriez faire de leurs données ?
JM : Avec France Connect, l'utilisateur pourra décider de laisser les données s'échanger entre administrations ou pas. Il maitrisera ce qui l’administration fait de ses données. L’usage qui en est fait sera d’ailleurs tracé à son intention. Ce composant France Connect est rentré en fabrication au début de ce mois pour avoir une première version de cette brique de base à l’horizon du premier semestre 2015.
Comment comptez-vous mettre à jour les systèmes des différents ministères ?
JM : Cela ne va pas se faire en une fois, bien sûr, mais très progressivement. Nous allons devoir « encapsuler » les vieux systèmes pour pouvoir échanger avec eux via des API modernes sans les refaire de fonds en comble, ce qui serait insupportable d’un point de vue économique. Et, pour chaque nouveau projet, nous commençons à travailler selon ces principes d’architecture, au fil de l'eau, de manière opportuniste en fonction des besoins des administrations et surtout des travaux de simplification de la relation entre usagers et administrations. C’est une intention architecturale. Quand Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a contraint toutes ses équipes à échanger par API en moins d’un an, c’était bien une intention architecturale visant à ouvrir son architecture de services à d’autres entreprises.