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Les récents contrats signés par BNP Paribas et Michelin remettent sur le devant de la scène les opérations d'infogérance. A haut risque social, ce passage d'une direction informatique à une SSII atteint différemment les salariés
transférés. Deuil pour les uns, renaissance pour les autres.
"J'ai été vendu avec les meubles." Cette petite phrase revient, comme un leitmotiv, dans la bouche des informaticiens infogérés. Salariés d'une DSI, ils se voient du jour au lendemain, par le jeu d'un contrat d'infogérance, transférés
chez un prestataire de services : IBM, Cap Gemini ou Atos Origin, pour ne citer que les plus importants en France. Si la pratique existe depuis une dizaine d'années dans l'Hexagone, elle a pris, depuis quelque mois, un nouveau tour avec la signature
de grands contrats - à l'image de ceux conclus par Michelin ou par BNP Paribas -, avoisinant le milliard d'euros et portant sur le transfert de centaines d'informaticiens. Focalisées sur la réduction des coûts de fonctionnement et les enjeux
technologiques de l'opération, les entreprises cédantes négligent trop souvent le volet ressources humaines et la communication interne. Pourtant, le succès d'un projet d'infogérance de ce type est conditionné à cette composante sociale. Ces projets
peuvent aussi cacher des raisons moins avouables, comme celle de se débarrasser d'une population vieillissante, en sureffectif, peu qualifiée et difficile à manager (lire l'avis d'expert). Le transfert de personnel s'apparente alors à un plan social
déguisé.
Première étape : l'effet d'annonce
L'annonce faite aux salariés de leur futur transfert est souvent vécue dans l'amertume. Elle conduit à des sentiments de dépit, d'abandon, d'injustice. L'informaticien a l'impression que des conciliabules se sont déroulés dans son dos,
que des décisions ayant des conséquences directes sur son avenir professionnel ont été prises sans qu'il ait eu son mot à dire. "Cela vous tombe dessus sans que vous ne compreniez pourquoi. Vous avez la gueule de bois. D'autant que, généralement,
vous n'avez pas vu le coup arriver. Ce genre d'opération se décide de façon occulte de peur d'effrayer les salariés", témoigne ce salarié. "L'informaticien infogéré est extrêmement aigri d'être abandonné par la société qui l'employait jusqu'alors,
confirme Pierre Laigle, directeur général du cabinet de conseil KLC. Il se sent trahi. Réaction typique : l'entreprise cédante organise un pot de départ. Il ne vient pas. Ce mouvement d'humeur peut aller jusqu'à la grève." En 1996, l'arrêt de
travail de trois semaines du service informatique de la Fnac avait conduit la direction à geler le projet.Les réactions sont d'autant plus violentes que l'annonce ne se fait pas toujours dans les formes souhaitées, certaines entreprises manquant cruellement de tact. "La direction avait réuni toute l'équipe informatique en amphithéâtre, se
souvient un salarié transféré. Après avoir présenté les avantages de l'infogérance, l'orateur a conclu son discours en assenant que les personnes concernées par le transfert trouveraient une lettre déposée sur leur bureau. Il s'en est suivi une
bousculade monstre de l'amphithéâtre aux bureaux."En raison de leur intérêt stratégique, les projets d'externalisation sont généralement préparés en catimini, au sein des instances dirigeantes de l'entreprise. Ils ne sont annoncés aux représentants du personnel qu'une fois le projet
véritablement lancé et le prestataire sélectionné en ligne de mire. Il arrive néanmoins que, dans certaines situations, le projet soit mené avec plus de transparence. "L'opération a commencé par un projet d'étude neuf mois avant l'annonce pour
évaluer la problématique d'outsourcing. Les différentes lignes de service ont été impliquées pour délivrer des informations, et une communication régulière nous tenait informés de l'état d'avancement de l'étude. Nous ne sommes donc pas tombés des
nues", se rappelle Marcello Damiani, ancien responsable des télécoms chez Motorola, qui a conclu, en avril 2003, un accord d'externalisation auprès de CSC.Mais certains salariés voient aussi dans la reprise par un prestataire une opportunité d'évolution. "Malgré le choc de l'annonce, je partageais l'avis de ceux qui la considéraient plutôt comme une belle opportunité. Employé par une
entreprise de taille modeste, j'avais peu d'espoir d'évolution", relève un salarié d'IBM. "Certaines personnes étaient motivées par la perspective de changer d'environnement de travail. Elles étaient lassées des programmes successifs de réduction
des coûts et de leur situation professionnelle chez Motorola. D'autres au contraire, désorientées, appréhendaient le changement, résume Marcello Damiani. Quant à moi, j'avais atteint la limite de progression, l'informatique n'étant pas le
c?"ur de métier de Motorola. Et j'avais donc intérêt à participer à une opération d'outsourcing."Le temps de la surprise passé, le salarié transféré s'interroge sur son sort immédiat. Migrer d'une direction informatique vers une SSII, d'une culture de service interne orientée métier à une culture basée sur la performance et la
valorisation des compétences techniques ne va pas sans soulever un certain nombre d'interrogations. Vais-je changer de lieu de travail ? Serai-je envoyé en mission chez différents clients? A l'autre bout de la France ? Ai-je un niveau technique
suffisant ? Suis-je adapté au monde du service ? Cet état d'incertitude rend le passage de relais particulièrement inquiétant, l'attente du transfert chez le prestataire amplifiant le stress.Pour évacuer cette peur de l'inconnu, Steria a élaboré, en septembre dernier, une charte sociale en vingt-quatre points, engageant la SSII tout au long du processus d'externalisation. Entre autres engagements, figure celui d'informer
les futurs collaborateurs sur les modalités de reprise le plus en amont possible. "Quatre à six mois avant le transfert, nous allons à leur rencontre, indique Muriel Neveu, DRH de Steria France. Ils s'entretiennent de
façon informelle avec des salariés en poste chez Steria. C'est une manière de démythifier le monde de la SSII et de démonter un certain nombre d'idées reçues - sur le rythme de travail ou le style de management, par exemple."
Deuxième étape : le passage et l'intégration chez le prestataire
En fonction de l'âge, de la formation initiale, de la fonction exercée, mais aussi de l'aptitude du salarié repris à évoluer vers une culture de service, le passage chez le prestataire se présente sous de plus ou moins bons auspices. Il
dépend aussi de la culture et de la taille de l'entreprise d'origine. "J'ai vécu cette transition avec appréhension. Je venais d'une structure à taille humaine. Travaillant sur le développement d'applications, je pouvais
cependant, en cas de besoin, aider les gens de l'exploitation et du réseau. Ce qui nous donnait une vue d'ensemble du système d'information. En passant dans le pôle infogérance d'Atos Origin, j'ai découvert des
domaines cloisonnés - développements applicatifs, réseaux, exploitation, help desk, etc. -, les machines se situant à 300 kilomètres de distance, dans des centres de calcul. Tout change - en tout cas, par rapport à un service tel qu'il était
structuré dans mon entreprise d'origine", se rappelle Olivier Cantin, ancien chef de projet chez un équipementier.L'âge a aussi son importance. Ainsi, chez Schneider Electric, la moyenne d'âge des cinq cent onze salariés français auxquels on a récemment annoncé leur futur transfert est de quarante-six ans. Parmi eux, on trouve les supports
bureautique locaux. Issus du monde de la maintenance, ces derniers n'ont été formés qu'au support de premier niveau. Quelle sera leur place dans l'organigramme d'IBM, de Cap Gemini ou d'Accenture, les trois prestataires actuellement en négociation
avec le groupe de construction électrique et d'automation ?"Des salariés ayant trente ans d'ancienneté restent, bien évidemment, très attachés à leur entreprise d'origine, note Bernard Lakermance, PDG de la SSII Triaton France (lire encadré). S'ils n'évoluent pas
vers le management ou des fonctions extra-informatiques, le passage à une culture de SSII s'avère délicat. Il est difficile de demander à une personne expérimentée d'exercer un métier de service si elle n'a jamais évolué dans un tel milieu. A
l'inverse d'un jeune informaticien, qui, en début de carrière, choisit délibérément d'intégrer un prestataire plutôt qu'un utilisateur."Pour faciliter cette transition, il faut mettre au crédit des prestataires qu'ils façonnent de plus en plus des procédures d'accueil des nouveaux arrivants. "J'ai été gâté au niveau de l'équipe de transition. Elle était à
l'écoute et nous a accompagnés durant cette période. De même, j'ai eu droit à des présentations, des rencontres et des entretiens pour mieux décrire mon parcours et mes ambitions professionnelles. Un mois après la date de prise de service, un
"welcome event" était organisé. Un forum d'une journée réunissant le comité exécutif, les cadres et l'ensemble du personnel arrivant", décrit Xavier Petit-Jean-Boret, transféré par le biais du contrat conclu entre un acteur des télécoms
et CSC.Le tableau n'est évidemment pas toujours aussi idyllique. Et la perspective d'arriver chez un prestataire renommé n'est pas forcément un gage de structure d'accueil adaptée. "Chez IBM, l'accueil n'a pas été brillant. Tout au
plus un petit déjeuner a-t-il été organisé avec le directeur de l'outsourcing de l'époque. Ce fut un grand désarroi. Nous nous sommes retrouvés parachutés ; au niveau de l'accompagnement, il n'existait pas grand-chose. J'avais un parrain, mais ce
dernier n'a rien fait. Pour qu'un tuteur soit efficace, il faut qu'il ait vécu la même situation. S'il baigne depuis dix ans dans la culture du prestataire, il ne peut pas comprendre", témoigne ce salarié transféré dans le cadre d'un
contrat de dimension réduite. Ce qui peut expliquer le peu d'attention dont il a fait l'objet.
Troisième étape : le bilan post-transfert
Une fois le transfert opéré, la greffe va-t-elle prendre ? Les résultats sont, là aussi, contrastés. Si certains salariés ont su transformer l'essai et utiliser ce transfert comme un tremplin professionnel, d'autres, en revanche, ne
s'en sont jamais remis. "Les gens sont moroses, démotivés, déplore un salarié de Pierre Fabre Informatique. Ils ont quitté une entreprise paternaliste, où ils étaient reconnus, pour rejoindre l'anonymat d'une société
de services. Ils agissent désormais comme des fonctionnaires."Pour beaucoup néanmoins, passé le désarroi initial, l'arrivée chez un prestataire de services permet de profiter des facilités d'évolution et des passerelles entres les différents services. Facilités qui, au regard des témoignages
recueillis, ne sont pas de l'ordre du mythe. "J'étais responsable de production. Le lendemain, je me suis retrouvé à travailler à la chaîne, avec une responsabilité bien diluée, se rappelle un salarié infogéré, qui préfère garder
l'anonymat. Finalement, j'ai pris sur moi. Je suis allé voir un manager. Je lui ai décrit mon parcours et mes compétences. Dans une SSII, il y a un brassage continuel. Je me suis retrouvé responsable d'un compte infogérance pendant deux ans. Puis
j'ai évolué vers une fonction commerciale. " Les portes s'ouvrent d'autant mieux, et les permutations et promotions semblent d'autant plus facilitées que le salarié entrant occupe un poste à responsabilités. "A la suite des
entretiens d'évaluation, j'ai obtenu une promotion en migrant vers le poste de responsable Emea (zone Europe, Moyen-Orient et Afrique) des réseaux et télécoms pour le compte de Motorola", raconte Marcello Damiani. Certains passent même de
l'autre côté de la barrière et accompagnent l'intégration des salariés transférés (cf. encadré).Si ces cas d'évolution sont fréquents, ils dépendent avant tout des facultés d'adaptation des salariés. Ces derniers devront notamment intégrer une nouvelle façon de travailler : les informaticiens transférés passent, en effet, du
service interne d'une entreprise à une structure de services, qui commercialise ses prestations. Cela modifie, par exemple, les relations avec les utilisateurs. "Ils avaient l'habitude d'appeler l'informatique, et nous discutions
régulièrement avec eux. Ce qui, du jour au lendemain, n'a plus été possible. En effet, dans la mesure où l'entreprise d'infogérance cherche à réduire les coûts et qu'elle mutualise, on est amenés à gérer plusieurs comptes et à installer des
procédures. Au sein de l'entreprise cliente, le système perd en réactivité et en humanité. On entre dans une procédure rigide. Mais cela professionnalise aussi la relation", commente Olivier Cantin.Globalement, la situation des salariés externalisés semble néanmoins plus enviable aujourd'hui. Pierre Laigle constate ainsi que l'environnement social entourant les transferts s'est amélioré depuis cinq ans. "Les SSII ne
peuvent scier la branche sur laquelle elles sont assises. Elles préfèrent aujourd'hui serrer les dents pour que le transfert se déroule sereinement." Par ailleurs, les entreprises cédantes ont gagné en maturité. Surtout celles ayant une
première expérience en infogérance. De même, les partenaires sociaux sont plus matures sur la question. Ils ont aussi étudié les tenants et les aboutissants de l'article L 122-12. Il est plus difficile pour une entreprise de mener le projet à la
hussarde. " Quelles que soient les conditions dans lesquelles se déroule ce type de projet, une chose est sûre : l'infogérance avec reprise de personnel est une tendance de fond, et elle concernera un nombre croissant d'informaticiens dans
les années à venir."
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