Le point de vue de Sénèque sur Facebook

Avec son succès phénoménal, Facebook pose nécessairement question sur notre rapport aux autres et à l'amitié. Un petit changement de perspective ne parait pas inutile. Qu'aurait donc pensé le philosophe romain Sénèque s'il avait été confronté à ce réseau social ?

En six ans, Facebook a conquis 600 millions d’utilisateurs dans le monde. Et chaque membre passerait en moyenne cinquante-cinq minutes par jour à échanger des informations sur son quotidien avec ses 130 amis… Sénèque, philosophe romain stoïcien, conseiller à la cour impériale sous Caligula et précepteur de Néron, n’a jamais utilisé Facebook. Et pour cause : il est mort en 65 après J-C. Mais les points de vue qu’il exprime dans des ouvrages comme De la brièveté de la vie ou De la tranquillité de l’âme, nous laissent imaginer ses réactions s’il visitait notre siècle, tel Hibernatus confronté à ce phénomène sociologique mondial qu’est Facebook.
Redevenons maîtres de notre temps
Il y a fort à parier qu’il ne passerait pas près d’une heure par jour sur Facebook, naviguant de mur en mur sans réel objectif, lui qui recommandait à ses amis : « Sois complètement maître de toutes tes heures, [...] le temps seul est notre bien.(1) » Il s’étonnait d’ailleurs du manque de lucidité de ses contemporains : « On est circonspect quand on veut préserver son patrimoine, et en même temps, s’il s’agit de jeter au vent son temps, le seul bien dont il serait honorable d’être avare, quelle prodigalité !(1) » Pour lui, il fallait éviter les voleurs de temps, qui vous rongent de précieuses minutes en bavardages inutiles : « Combien de gens ont dilapidé ta vie sans que tu t’aperçoives de ce que tu perdais, tout ce que t’ont soustrait vaines douleurs, sottes allégresses, avide cupidité, flatteries du bavardage, et vois combien il te reste peu de ce qui t’a appartenu.(1) »
Nombre de commentaires sur Facebook sont ainsi du niveau du bavardage. On y trouve de nombreux groupes de discussion frivoles tels que « Combien de litres de Coca-Cola ai-je bu dans toute ma vie ? ». Hélas, les comportements humains évoluent moins vite que les technologies : « Ce fut jadis une maladie des Grecs que de se demander combien Ulysse avait de rameurs, si c’est L’Iliade ou L’Odyssée qui a été écrite en premier […]. Notre grand Fabianus avouait se demander parfois s’il ne vaudrait pas mieux ne s’adonner à aucune étude qu’à des inepties pareilles .(1) »
Et cette futilité est malheureusement addictive. Qui n’a pas entendu un collègue critiquer le faible intérêt des informations recueillies sur Facebook mais s’empresser d’y retourner le lendemain ? Ce comportement avait déjà été identifié par Sénèque en son temps : « Il faut réduire nos allées et venues, et non, comme la plupart des gens, errer à travers les maisons, les théâtres et les places. […] Rentrés chez eux après s’être inutilement fatigués, ils jurent qu’ils ignorent eux-mêmes pourquoi ils sont sortis et où ils sont allés, alors que le lendemain, ils reprendront le chemin de leurs courses vagabondes.(2) »
Méfions-nous des phénomènes de masse
Les détracteurs du philosophe diront que le propre d’un réseau social est justement de laisser les individus interagir librement pour créer ainsi une intelligence collective. Et je l’entends déjà répondre, cinglant : « De cette maladie provient un vice affreux : celui d’écouter tout ce qui se raconte, de s’enquérir indiscrètement des petites nouvelles, tant intimes que publiques, et d’être toujours plein d’histoires qu’on ne raconte pas plus impunément qu’on ne les écoute.(2) » Sa logique est implacable : nombre de nos contemporains nous font perdre notre temps, mieux vaut donc lire nos illustres anciens : « Nous pensons que seuls consacrent leur temps à de véritables occupations […] ceux qui veulent avoir Zénon, Pythagore, Démocrite et tous les autres prêtres des valeurs suprêmes, Aristote, Théophraste, comme familiers de chaque jour. Parmi eux, aucun ne dilapide tes années mais tous t’apportent les leurs.(1) »
Même en tant qu’homme public, on peut douter que Sénèque aurait multiplié les amis sur Facebook, lui qui croyait en l’amitié vraie : « Je te citerais bien des gens chez qui les amis n’ont point manqué ,mais bien l’amitié.(4) » Il était d’ailleurs méfiant envers les phénomènes de masse : « Gardons-nous bien de suivre, à la manière des moutons, le troupeau de ceux qui précèdent en allant non pas vers où il faut aller, mais simplement où vont tous les autres.(3) » Et il n’est pas certain que les récentes révoltes arabes l’auraient fait changer d’avis, même s’il aurait volontiers reconnu le formidable outil de mobilisation qu’est Facebook.
Carte blanche paru dans 01 Informatique Business & Technologies n°2090 du 23 juin 2011.
(1) De la brièveté de la vie. Sénèque
(2) De la tranquillité de l’âme. Sénèque
(3) La vie heureuse. Sénèque
(4) Lettres à Lucilius (Livre 1, lettre 1. Sur l’emploi du temps). Sénèque
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lelephant
Bonjour,
L'éléphant, revue trimestrielle de culture générale, a publié un dossier sur Sénèque et le temps, notamment dans son oeuvre De la brièveté de la vie.
Après lecture de votre article, nous avons été intéressé par le lien qu'on pouvait faire entre notre dossier et votre article, et l'avons donc partagé sur notre page Facebook.
En tant que revue de culture générale, peut être seriez-vous intéressé par un de nos sujets, afin de le partager vous aussi?
Bien cordialement,
L'équipe de l'éléphant
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