Pour exploiter ses archives, la RATP les numérise
En près de quatre-vingts ans, le transporteur parisien a cumulé plus de 2 000 films de tous formats. Pour assurer la pérennité de ce patrimoine culturel et en tirer bénéfice, la régie investit dans un vaste programme de numérisation.
Paris, en fin d'après-midi. La circulation est étonnamment fluide. Les automobilistes ne sont pas ralentis par les rares feux rouges installés çà et là. Aucun panneau publicitaire ne les perturbe. Une scène de science-fiction ? Pas du tout : elle est bien réelle… mais se déroulait il y a cinquante ans. Ce film institutionnel est l'œuvre de la RATP (Régie autonome des transports parisiens), qui a voulu, à l'époque, montrer les modes de déplacement des Parisiens, témoignages de machinistes et d'usagers à l'appui. Il a été redécouvert récemment lors de la numérisation de la bobine sur laquelle il était enregistré. Et des bobines comme celle-ci, la RATP en collectionne des milliers.Court-métrage explosif. En effet, en 1932, l'une des compagnies à l'origine de la régie actuelle a créé un service de production audiovisuelle, chargé de réaliser des images destinées à un usage interne et des commandes cinématographiques pour l'externe. La RATP a conservé les supports originaux de ces productions. “ Le premier court-métrage date de 1925 et montre la journée d'un conducteur de bus, raconte Jean-Michel Leblanc, responsable du service ingénierie culturelle et du patrimoine à la RATP. A cette époque, les films étaient tournés sur des bobines au nitrate de cellulose, très inflammables. ”En plus de quatre-vingts ans, la régie a enregistré ses productions sur la plupart des supports. Après les bobines, les films ont été réalisés aux formats 16 mm, 35 mm, VHS, Betacam numérique, U-matic, HDV et DV Cam. Au total, la RATP cumule plus de 2 000 films et 10 000 rushes (ensemble des prises de vue servant à la réalisation d'un film). Toutes ces archives audiovisuelles sont stockées sur des étagères, à Paris, dans une pièce de 200 mètres carrés. Mais beaucoup de ces supports se sont altérés, de façon naturelle ou à cause des manipulations. Et la RATP était obligée de conserver tous les matériels et accessoires pour les lire ou les copier. Or, il s'agit parfois de machines anciennes à la fiabilité douteuse. Pour résoudre ces deux problèmes, l'archivage numérique était la solution idéale. D'autant qu'une fois la numérisation achevée, le transporteur parisien allait pouvoir tirer parti de ce patrimoine.C'est en 2008 que la RATP a décidé de numériser tous ses films et les rushes associés, à raison de 100 à 150 productions par an. Ce volume correspond à la capacité d'investissement de la régie pour ce projet. “ Le budget annuel oscille entre 30 000 et 40 000 euros ”, précise Jean-Michel Leblanc. En fait, le nombre de films traités grâce à cette enveloppe dépend du support. Numériser vingt minutes de film coûte plusieurs centaines, voire milliers, d'euros pour une bobine (sans compter l'indexation du fichier), contre quelques dizaines d'euros avec les autres supports.Travail de dentellière. La cause de ces prix élevés ? Les machines et les compétences nécessaires, qui relèvent du métier d'art. Avant de numériser les rouleaux, certains doivent être réparés, parfois image par image. “ C'est un travail minutieux, de la vraie dentelle ”, décrit Priscille Mahé, directrice de Cité de mémoire, le prestataire de numérisation de la RATP. Après numérisation, chaque film est indexé, c'est-à-dire caractérisé par un ensemble de paramètres : date, lieu, contexte, technologie de prise de vues, etc. Aujourd'hui, 60 % des films (hors rushes) ont été traités. A cette cadence, la régie prévoit d'achever la numérisation des archives en 2015. Elles représenteront alors un volume de 10 téraoctets (les disques durs actuels ont une capacité moyenne de 1 téraoctet).Ce fonds culturel sera d'abord réservé à un usage interne. La mise à disposition, de façon contrôlée, des archives est un tournant au sein de la régie. En effet, jusqu'à présent, seul un nombre restreint d'experts et de professionnels y avait accès. Désormais, les collaborateurs susceptibles d'utiliser cette banque vidéo pourront, grâce au réseau interne, prévisualiser la bande-annonce de chaque film et identifier un support potentiel de travail. Bien sûr, “ le service de la communication sera l'un des premiers bénéficiaires de ce patrimoine ”, indique Jean-Michel Leblanc. Ainsi, à l'occasion de l'automatisation d'une ligne de métro (la ligne 4 est la prochaine sur la liste), la RATP pourra décrire le chantier de modernisation en le replaçant dans une perspective historique. Elle puisera dans ses documentaires et les diffusera sur les écrans des stations de la ligne en cours d'automatisation.Dans un second temps, la RATP pourra vendre ses archives. Des sociétés de production de longs-métrages la sollicitent déjà pour exploiter des images du métro, des bus ou des tramways. “ Pour reconstituer le décor du métro des années 1920, les équipes de Luc Besson travaillant sur le film Les Aventures extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec se sont appuyées sur nos films ”, raconte Jean-Michel Leblanc. Lors de la réalisation du film, en 2009, les bobines correspondant à cette époque n'étaient pas encore numérisées. La recherche de séquences reposait sur la mémoire d'un sexagénaire sachant où trouver un film en fonction de la thématique souhaitée. Et des manipulations ont été nécessaires pour caler les bobines sur les plans voulus. Le risque de panne, de casse et d'erreur était élevé. “ Demain, un travail de recherche équivalent, dix fois plus rapide, sera exhaustif et ne détériorera pas les originaux ”, se réjouit le responsable.Trésor historique. Surtout, la régie transformera un centre de coût en centre de profit : elle compte bien autofinancer les numérisations futures. Un bémol, cependant : seule une petite partie des images est exploitable commercialement. “ De 1 à 2 % du fonds ”, précise Priscille Mahé. Selon elle, les contenus les plus prisés sont les films antérieurs aux années 70 ou très confidentiels. Leurs prix de vente oscillent entre 500 et 6 000 euros, pour un plan de vingt-cinq secondes, les plus chers étant les inédits associés à un sujet très précis. “ Nous nous attendons à découvrir des pépites, susceptibles de jeter un éclairage nouveau sur l'histoire de Paris. Ce qui est sûr, c'est que ce patrimoine ne cessera de prendre de la valeur ”, estime Priscille Mahé. Ce sont les bobines qui sont les plus précisieuses. A ce jour, le prestataire Cité de mémoire n'en a traité qu'une cinquantaine sur les milliers en attente. Difficile, donc, d'avoir une vision claire de la valeur du trésor gardé par la RATP. Il faudra attendre la fin de ce méticuleux travail de dentelle numérique.