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Jean-Michel Franco, directeur chez Business & Decision
Dans le secteur de la grande distribution, Amazon a révolutionné le marché par application du principe dit de la longue traîne. Contrairement aux pratiques en vigueur dans ce domaine, consistant à privilégier la diffusion de best-sellers, il a construit son modèle économique sur la richesse de son catalogue et sa capacité à diffuser largement des articles peu demandés. Comment a-t-il permis d'abaisser drastiquement le coût lié au référencement d'un produit, développant ainsi un modèle d'abondance bien plus rentable que celui de la vente en volumes ? Cela s'est fait via des mécanismes tels que la centralisation des stocks, la constitution d'un réseau de distributeurs affiliés pour fournir les marchandises qui ne sont pas en stock ou la numérisation des produits de son catalogue (et de la commercialisation du matériel associé, tel que le Kindle, pour les consommer).
Revoir les modèles économiques
La puissance de ce modèle a été telle que les acteurs ont été contraints d'adopter les bonnes pratiques d'Amazon. Ce phénomène de longue traîne se décline désormais dans le domaine des systèmes d'information (SI). Comme dans la distribution, il est rendu possible par une évolution radicale de l'équation économique de la gestion de l'information : alors que le coût de stockage d'un gigaoctet de données coûtait 19 dollars en moyenne au début des années 2000, il est aujourd'hui de 7 cents !Il convient, dès lors, de reconsidérer les modèles économiques en tirant parti de la masse d'informations constituée, non plus seulement par les SI tels qu'on les connaît, mais plus largement par l'ensemble des informations numérisées qui peuvent être utiles à la création de valeur dans les diverses activités et processus d'entreprise. Et ce, en mode juste-à-temps, quels que soient le volume des données à traiter et la complexité et/ou la faible formalisation a priori de leur structure. L'enjeu est considérable et touche très concrètement les sociétés. Une étude(*) de Mario Luca, professeur assistant à la Harvard Business School, montre qu'une étoile gagnée ou perdue dans le site de recommandation américain Yelp représente pour un restaurant de 5 à 9 % de chiffre d'affaires en plus ou en moins. Face à ce phénomène, les restaurateurs doivent suivre cet indicateur avec autant de vigilance que les indicateurs financiers ou opérationnels les plus sensibles. Ils doivent de surcroît agir en encourageant leurs clients les plus fidèles à les évaluer.
Un client ne veut plus de rupture de service
Or, l'information en question est exprimée en texte libre par des clients non identifiés, en dehors de toutes les règles édictées pour la gestion des données du SI d'entreprise. Le temps réel est, par ailleurs, indissociable du principe de la longue traîne. Il n'y a quasi jamais de rupture de stocks chez les distributeurs qui l'appliquent. Il permet, dans presque 100 % des cas, d'obtenir le produit recherché, évitant les interruptions dans les processus du fait du fournisseur.Le même phénomène s'applique au big data. Un client connecté à un site web, ou en communication téléphonique avec un service client, accepte de plus en plus difficilement une rupture du service, comme d'être contraint de se réorienter en temps différé vers une autre personne. Le processus de circulation de l'information dans la société doit, dès lors, être profondément remis en cause pour répondre à cette nouvelle exigence. L'entreprise doit, de plus, évoluer d'un modèle de contrôle à un modèle de gouvernance de l'information. Ainsi, elle ne saurait détruire l'avis négatif d'un client sur un site externe, n'ayant pas le contrôle sur cette information. Elle prendra plutôt des mesures pour répondre au plus tôt à ces avis négatifs en toute transparence, et organiser les droits de réponse. La manière dont elle gère la qualité et l'intégrité de l'information doit aussi être reconsidérée. Certes, l'information doit circuler de plus en plus vite, mais attention aux fuites, à la propagation non maîtrisée de données. L'enjeu du big data part d'un fait accompli : la longue traîne de l'information ne saurait être ignorée. A l'instar des acteurs du marché de la distribution, les procédés de base des entreprises sont profondément remis en cause. La façon dont sont modélisés les systèmes et les procédés pour acquérir les données, les traiter au fil de l'eau, les entreposer au bon endroit quand c'est nécessaire, puis les croiser et les analyser pour en tirer du sens, les diffuser aux bonnes personnes ou aux bons SI, au bon moment, de manière sécurisée et dans le respect des codes de bonne conduite, en est profondément affectée.
Rendre les métiers plus autonomes
Par rapport aux SI en place, le big data apporte trois grands types d'opportunités. Il permet, d'une part, de tirer toute la valeur du capital informationnel de l'entreprise. Un scénario dans le prolongement de l'existant, puisque beaucoup de sociétés ont déjà mis en place une démarche structurée à ce sujet : business intelligence, gouvernance de données, Master Data Management, Enterprise Content Management. Il s'agit ici de donner une nouvelle dimension à ces initiatives : responsabiliser et rendre plus autonomes les métiers dans la conception, la gestion et l'exploitation de leur capital informationnel, diminuer les temps de latence séparant les alertes, les décisions et leur mise en application, automatiser certains processus décisionnels opérationnels, analyser les causes et permettre de se projeter dans l'avenir. A l'image d'Amazon dont l'entrepôt physique est certes un élément central du dispositif, mais pas le point de passage obligé, les entreprises doivent remettre en cause leur chaîne logistique informationnelle pour s'adapter aux enjeux d'aujourd'hui : l'entrepôt de données central, le sacro-saint datawarehouse, reste certes un pilier de l'architecture, mais des alternatives doivent lui être adjointes pour certains cas d'usage.Le big data offre, ensuite, la possibilité de mettre en place des capteurs pour aller chercher l'information sur le terrain. L'opportunité pour y parvenir, c'est l'internet des objets qui consiste à intégrer des capteurs dans les produits, les équipements ou les magasins. Les sociétés ont la chance de constituer de nouveaux canaux pour saisir les événements en temps réel et agir dans l'instant en établissant un contact avec les bonnes personnes ou les bons systèmes. Par exemple, un fournisseur d'articles de sport embarquera des puces dans ses équipements pour se placer non plus seulement en équipementier plus ou moins éphémère de son client, mais comme son coach numérique personnel dont la valeur ajoutée augmente avec le temps. En introduisant des capteurs dans son réseau de distribution, le fournisseur d'eau pourra non seulement éviter les pertes de matière première mais, en plus, alerter au plus tôt ses clients en cas de détérioration de la qualité de l'eau ou de fuite.Enfin, le big data permet d'intégrer dans le SI les informations internes et externes. La caractéristique des données externes est qu'il est toujours difficile ? parfois impossible ? de maîtriser tant leur forme que leur contenu. On parle souvent, à tort, d'information non structurée. Nul n'émet d'information non structurée. Il n'est, par contre, pas banal de comprendre la structure d'une information issue d'un tiers, et encore moins de l'intégrer dans son référentiel d'information pour la mettre en contexte. Savoir exploiter ces données issues de tiers, sans qu'il soit possible de leur appliquer a priori un modèle ou des règles de gouvernance, devient indispensable. C'est un Graal depuis longtemps évoqué. Jusqu'à présent, les acteurs ont contourné le problème en imposant comme prérequis la structuration de l'information dans le cadre de processus bien définis. Mais les limites de ce modèle sont très vite atteintes. C'est le cas des enquêtes de satisfaction clients proposées sous forme de formulaires très structurés, qui ont pris un coup de vieux à l'heure des réseaux sociaux et des sites de recommandations ! Pour gérer la dimension humaine et relationnelle des SI, il n'est plus possible d'imposer un cadre rigide et fermé.L'échelle des possibles est donc vaste, et la route est longue pour développer cette longue traîne des SI. Sur ce sujet aussi, on pense à l'histoire d'Amazon, qui a développé la sienne par ajouts de services successifs. Ses concurrents qui n'ont pas réagi face à cette marée numérique sont restés à quai, tandis qu'Amazon a élargi son champ d'action, propageant la marée sur d'autres secteurs d'activité. Le vôtre est-il à l'abri de la marée numérique ? N'est-il pas temps de planifier et d'engager votre voyage vers la longue traîne ?(*)www.hbs.edu/research/pdf/12-016.pdf
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