BFM Business
Industries

Bruno Le Roux, lobbyiste de luxe d'une sulfureuse société suisse

Plusieurs fois par an, un amendement sur la traçabilité du tabac revient dans les différents projets de loi à l’Assemblée nationale.

Plusieurs fois par an, un amendement sur la traçabilité du tabac revient dans les différents projets de loi à l’Assemblée nationale. - STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

En trois mois, plus de 80 députés de tous bords ont tenté de supprimer le système de traçabilité des paquets de cigarettes. L'éphémère ministre de l'Intérieur a largement participé à cette bataille de lobbying menée de longue date par la société suisse Sicpa.

C’est une bataille législative qui dure depuis quatre ans. Plusieurs fois par an, un amendement sur la traçabilité du tabac revient dans les différents projets de loi à l’Assemblée nationale. Ces derniers mois, plus de 80 députés de tous bords ont proposé le même texte visant à supprimer le système de traçabilité des paquets de cigarettes autogéré par les industriels. Depuis près de dix ans, la société suisse Sicpa tente de le faire exploser pour mettre la main dessus. Un argument séduisant face aux sulfureuses majors du tabac. Elle est connue depuis des décennies pour fournir l’encre infalsifiable des billets en Euro et en Dollar. Et tente d’appliquer ce procédé au tabac. L’enjeu est mince financièrement: un marché d’environ 80 millions d’euros de chiffre d’affaires. Mais pour Sicpa, la France est une porte d’entrée pour imposer son système de marquage dans d’autres pays européens. Depuis 2008, elle multiplie les coups de lobbying pour changer la loi.

La dernière tentative provient de Laurent Degallaix, député UDI de Valenciennes, qui a déposé le 20 février une proposition de loi visant à "permettre la mise en place du Protocole de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en supprimant les dispositifs de traçabilité des produits du tabac prévus par le code de la santé publique". C’est la stratégie exacte de Sicpa : appliquer la règle de l’OMS qui recommande une traçabilité indépendante de l’industrie du tabac. Pour imposer la sienne.

Un amendement glissé dans la loi sur la sécurité publique

Cette proposition intervient un mois après que 21 députés Les Républicains, menés par Frédéric Reiss, ont aussi tenté "d’abroger les articles de code la santé -sur la traçabilité- pour permettre une mise en œuvre immédiate du protocole de l’OMS". Même objectif, même mots, même exposé des faits… Parmi ces députés figuraient notamment Eric Woerth, Lionnel Luca ou Jean-Pierre Vigier. Cet amendement était glissé le 3 février dans la loi sur la sécurité publique défendue par Bruno Leroux, qui est alors ministre de l’Intérieur. Il a été jugé "irrecevable" et n’a pas été débattu en séance publique.

Il ne s’agissait là encore que d’une récidive. Quelques jours plus tôt, le 30 janvier, trois députés UDI demandaient aussi à supprimer ces mêmes articles. Toujours le même procédé et le même texte. Les trois auteurs étaient Thierry Benoit, Arnaud Richard et Jean-Christophe Lagarde, le patron du parti UDI. L’amendement est rejeté pour "cavalier législatif", c’est-à-dire qu’il n’avait rien à voir avec le sujet traité, en l’occurrence la sécurité publique.

Bruno Le Roux, ami du lobbyiste de Sicpa

En décembre dernier, ce ne sont pas moins de quatre groupes parlementaires différents qui avaient déjà tentés de faire voter ce même amendement. D’abord une vingtaine de députés Les Républicains, encore menés par Frédéric Reiss, Eric Woerth et Lionnel Luca. Egalement 27 députés du centre dont de nouveau Jean-Christophe Lagarde, Charles de Courson ou André Santini, les imitaient. Mais aussi quatorze députés socialistes et écologistes déposaient deux amendements identiques. Parmi eux: François de Rugy, candidat à la primaire de la gauche, Jean-Louis Touraine, Michèle Delaunay et… Bruno Le Roux. Le chef de file des députés socialistes avait signé cet amendement le 1er décembre, cinq jours avant d’être nommé ministre.

La présence de Bruno Le Roux sur ce sujet ne date pas d'hier. Président du groupe socialiste à l’assemblée nationale, il avait déjà tenté de supprimer le système de traçabilité du tabac à deux reprises, en novembre et décembre 2015, lors de la loi de finances 2016. Son initiative s’était heurtée au secrétaire d’Etat au Budget, Christian Eckert.

Sicpa, une société à la réputation sulfureuse

Bruno Le Roux avait alors alerté le gouvernement d’être manipulé par le lobby du tabac, soucieux de conserver la traçabilité de ses cigarettes. Une réponse cinglante lui avait été fournie par le député PS Dominique Lefebvre qui avait "vu traîner l’année dernière et l’année (2013 et 2014, ndlr) d’avant des amendements qui avaient été écrits, rédigés et portés par des entreprises qui sont positionnées sur le marché de la traçabilité, suisse notamment".

Dominique Lefebvre visait Sicpa et sa réputation sulfureuse. Plusieurs de ses dirigeants ont été poursuivis pour corruption au Brésil. Et un contrat public signé avec l’Etat a fait grand bruit au Maroc… En France, elle pratique un lobbying agressif. Après avoir été conseillée par Alain Bauer quand Nicolas Sarkozy était président de la République, elle a fait appel à Laurent Azoulay, un ancien cadre du parti socialiste après l’élection de François Hollande. Depuis 2015, elle a recruté un ancien lobbyiste de British American Tobacco, Yves Trevilly. Ce dernier est connu pour être proche notamment de… Bruno Le Roux. Sollicité lorsque ce dernier officiait Place Beauvau, le cabinet du ministre de l’Intérieur ne nous a pas répondu.

Pauline Delpech, faux-nez de Sicpa

Yves Trevilly a vu à plusieurs reprises Bruno Le Roux et lui a proposé ces idées sur la traçabilité des cigarettes. L’ancien président du groupe PS à l’assemblée mobilisait ensuite plusieurs députés socialistes pour soutenir ses amendements, comme Frédéric Barbier ou Michèle Delaunay, militante anti-tabac. Cette dernière décrit des "liens très forts" entre Bruno Le Roux et Yves Trevilly qu’il a reçu avec une autre militante de la traçabilité : Pauline Delpech. L’élue écologiste du 17e arrondissement de Paris pousse depuis deux ans ce dossier à l’assemblée, bien qu’elle ne soit pas députée. Elle milite contre l’industrie du tabac depuis 2013, date à laquelle son "ami" Yves Trevilly a quitté British American Tobacco. Il y a deux ans, ils ont été reçus ensemble par Bruno Le Roux et Michèle Delaunay, ce que confirme cette dernière.

Selon plusieurs lobbyistes de la profession, Pauline Delpech est le "faux nez" de Sicpa. L’été dernier, elle a créé l’été une association "Punpat" (pour une nouvelle politique anti-tabac). Sans site internet ni soutien, notamment financier, elle tente de crédibiliser son lobbying auprès des députés. Très présente dans les couloirs de l’assemblée, elle a aussi ses entrées à l’Elysée où elle reconnait avoir été reçue il y a deux mois par le secrétaire général adjoint, Boris Vallaud, avant qu’il ne quitte son poste. Elle assume aussi avoir rencontré Bruno Le Roux à huit reprises. Et ne nie pas sa "proximité" avec le patron de Sicpa en France. "Je n’ai aucun lien financier avec Sicpa mais je préfère être proche d’eux que des cigarettiers !", affirme-t-elle sans ambages.

Soupçons de corruption dans plusieurs pays

Les réseaux de Sicpa sont très importants dans l’Hexagone. "Elle dispose d’une force de frappe monumentale" ajoute Pauline Delpech. Son patron Yves Trevilly connait beaucoup de députés de la droite et du centre depuis son passage en tant que chef de cabinet de Renaud Dutreil au ministère de la Fonction publique. "Il a gardé de solides réseaux, confirme un lobbyiste qui le connait bien. Notamment au centre avec les proches de Jean-Louis Borloo dont il est resté proche". Les députés du centre Jean-Christophe Lagarde, Thierry Benoit et Charles de Courson en témoignent, ayant soutenu ses amendements. Comme la récente proposition de loi de Laurent Degallaix, député-maire de Valenciennes, qui a pris la succession de Jean-Louis Borlo dans son fief électoral.

Mais Sicpa est une société à la réputation sulfureuse. Elle est soupçonnée de corruption au Brésil. Un auditeur du ministre des Finances aurait touché 14 millions de dollars de commission pour lui attribuer un contrat de traçabilité. Le procureur de la république de l'Etat de Rio de Janiero a ouvert une enquête qui suit son cours. Les procès verbaux, que BFM Business s'est procurés, relatent des échanges téléphoniques entre le fonctionnaire, Marcelo Fish, et un ingénieur de Sicpa, Alexandre Riedel. Mais la société suisse a aussi des soucis au Maroc. En 2014, elle a décroché des contrats de traçabilité pour le tabac et l'alcool décidés par le ministre des Finances de l'époque, Salaheddine Mezouar. Des prix excessifs pratiqués par Sicpa ont déclenché l'ire du monde des affaires marocains et a conduit un distributeur d'alcool local à porter plainte. Enfin, la société suisse est accusée de corruption par des hommes politiques au Kenya où elle a aussi décroché des contrats. Pour l'heure, aucune condamnation n'a été prononcée mais ces affaires commencent à se savoir en France.

Matthieu Pechberty