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Batailles autour des millions de Charlie Hebdo

"Charlie Hebdo" a tiré son numéro spécial à un million d'exemplaires

"Charlie Hebdo" a tiré son numéro spécial à un million d'exemplaires - Jacques Demarthon AFP

Depuis les attentats de janvier 2015, la répartition du capital et des dividendes font l'objet de batailles homériques, mais cela ne fait que poursuivre une tradition entamée depuis la relance de l'hebdomadaire en 1992.

Certes, Charlie Hebdo est un hebdomadaire anar, mais c'est aussi une entreprise en économie de marché. Et même une entreprise souvent très rentable, ce qui fut délicat vu la culture gauchiste du journal. Logiquement, "le journal irresponsable" a donc rencontré tout au long de son histoire les disputes de gros sous vécues par toutes les sociétés. Flash back.

1- Bataille sur la marque

En 1992, Charlie Hebdo renaît après neuf ans d'absence. Problème: le journal reparaît sans avoir l'autorisation d'utiliser ce titre. Car le professeur Choron, qui revendique sa paternité, refuse de le céder à la nouvelle équipe. Précisément, la marque a été déposée en 1990 par la société Stars spectacle et création, à laquelle collabore Choron. Cette société intente donc à la nouvelle équipe un procès en contrefaçon de marque.

Mais la plupart des membres de l'équipe originale (Cavanna, Gébé, Cabu, Wolinski, Siné, Delfeil de Ton) signent alors des attestations certifiant que ce n'est pas Choron mais Cavanna qui a trouvé le titre. En 1993, Choron perd donc son procès, puis son appel en 1995. Suite à cela, une modeste redevance sera versée à Cavanna, s'élevant à 0,44% du prix de vente. Ce qui correspond en pratique à 1.000 euros par mois pour 30.000 exemplaires vendus à 2 euros.

Toutefois, plusieurs témoignages récents sont venus réécrire cette vérité judiciaire. Dans le livre Mohicans de Denis Robert (éditions Julliard), Delfeil de Ton admet: "On a menti. C'était un faux témoignage. C'est Choron qui avait trouvé le titre". Siné ajoute que son attestation en faveur de Cavanna était "un truc assez tordu".

2- L'actionnariat

De 1993 à 2011, le capital appartenait essentiellement à Cabu et au rédacteur en chef Philippe Val, qui détenaient entre 60% et 80% à eux deux. Malgré ses demandes répétées, l'équipe originale de Charlie Hebdo qui a participé à sa relance (Cavanna, Wolinski, Willem, Delfeil de Ton) ne s'est jamais vu accorder d'actions, hormis Gébé. Des discussions en ce sens ont bien eu lieu en 1992-1994, mais sans aboutir, selon le livre Mohicans.

En 2011, Philippe Val (parti pour France Inter) et Cabu revendent leurs parts pour une somme symbolique à Charb, Riss et au comptable Eric Portheault.

Après l'assassinat de Charb il y a un an, les 40% qu'il détenait sont revenus à sa famille, puis ont été rachetés pour un montant inconnu par la société éditrice de Charlie Hebdo, et enfin annulés à l'occasion d'une réduction du nombre d'actions, indique le procès verbal de l'assemblée générale de juin 2015 (cf. ci-dessous). Cela a augmenté mécaniquement la participation de Riss (grimpé de 40% à 67%) et Eric Portheault (passé de 20% à 33%), sans que ceux-ci ne déboursent un sou.

Cette répartition du capital est contestée par la plupart des autres salariés. En mars 2015, onze d'entre eux (Luz, Laurent Léger, Patrick Pelloux, Willem, Zineb El Rhazoui...) forment un collectif qui réclame que des actions (ne donnant pas droit à dividendes) soit distribuées à tous les salariés.

Mais Riss refuse: "Je ne suis pas sûr qu'il faille que tout le monde soit dans le capital. Parce que l'actionnariat, ce n'est pas la même chose que la rédaction, ce n'est pas la même fonction, c'est une vraie responsabilité", déclare-t-il en juillet 2015 dans Complément d'enquête. Toutefois, il concède que le nombre d'actionnaires pourrait aller "jusqu'à 5 ou 6 personnes". Cette ouverture du capital, d'abord promise pour septembre 2015, n'a toujours pas eu lieu, et est maintenant évoquée pour 2016.

Entre temps, deux membres du collectif (Luz et Patrick Pelloux) ont annoncé leur départ. Le licenciement pour "faute grave" d'un troisième membre du collectif, Zineb El Rhazoui, a été enclenché, mais finalement annulé face au tollé suscité.

3- La machine à cash

Dans les années 2000, Charlie Hebdo se porte bien d'un point de vue financier, porté notamment par le succès en 2006 de la publication des caricatures de Mahomet, un numéro qui s'écoula à 500.000 exemplaires. Le chiffre d'affaires atteint alors les 8 millions d'euros, et le bénéfice net tutoie le million d'euros annuels. Les actionnaires décident alors de distribuer des dividendes entre 2002 et 2008. Au total, 3,8 millions d'euros ont ainsi été reversés sur la période, dont 1,6 million à Cabu et autant à Philippe Val. Ce dernier touchait en outre un salaire de 13.412 euros bruts mensuels en 2009.

Une stratégie qui parait rétrospectivement suicidaire, car cet argent manquera cruellement par la suite. En effet, à partir de 2009, à la suite de l'affaire Siné, la diffusion baisse, le résultat plonge dans le rouge, et la distribution de dividendes cesse. En 2010, l'hebdomadaire doit augmenter son prix de vente pour la première fois depuis neuf ans (de 2 à 2,5 euros), et licencier 12 salariés sur 50. En novembre 2014, le tirage tombe à 30.000 exemplaires, et les caisses sont si vides qu'un appel aux dons est lancé, qui rapporte 200.000 euros. 

4- Que faire du pactole?

Avant les attentats, Charlie Hebdo était un "fanzine" (dixit Luz), qui se vendait à près de 30.000 exemplaires, et comptait près de 10.000 abonnés. Aujourd'hui, l'hebdomadaire revendique 80.000 exemplaires vendus en kiosques, auxquels s'ajoutent 183.000 abonnés -un chiffre en léger recul par rapport aux 220.000 affichés il y a un an. "Et la question est combien d'abonnés vont renouveler leurs abonnements qui arrivent à échéance d'ici un mois ou deux", a déclaré le spécialiste de l'histoire des médias Patrick Eveno sur BFMTV.

Quoiqu'il en soit, les ventes du journal ont permis de constituer un petit pactole. Un bénéfice net de 20 millions d'euros devrait être engrangé en 2015, selon Eric Portheault.

Divers pistes sont étudiées sur l'utilisation de cette somme. D'abord, la direction a parlé d'une fondation. Au fil du temps, plusieurs objets ont été évoqués pour cette fondation: d'abord, défendre "le dessin de presse", puis ensuite "enseigner la liberté d'expression à l'école". Mais à ce jour, cette fondation n'a toujours pas été créée.

Finalement, en juin 2015, Charlie Hebdo adopte le statut d'"entreprise solidaire de presse". Selon ce statut, le capital ne peut être détenu que par les salariés, et au moins 70% des bénéfices doivent être réinvestis dans l'entreprise. Le journal annonce même qu'en 2015, 100% des bénéfices seront réinvestis.

Parallèlement, l'hebdomadaire a aussi reçu 4,3 millions d'euros de dons, qu'il a décidé de reverser aux victimes.

L'actionnariat de Charlie Hebdo

En 1993: Cabu (30%), Philippe Val (30%), Gébé (20%), Renaud (10%), Bernard Maris (10%)

Entre 2004 et 2008: Cabu (40%), Philippe Val (40%), Bernard Maris (13,3%) et Eric Portheault (6,6%)

En 2008: Cabu (35%%), Philippe Val (35%), Bernard Maris (13,3%), Eric Portheault (6,6%), Charb (5%), Riss (5%) 

Entre 2011 et 2015: Charb (39%), Riss (39%), Eric Portheault (19%), Cabu (une action) et Bernard Maris (une action)

Depuis 2015: Riss (67%) et Eric Portheault (33%)

Les résultats de "Charlie Hebdo"

Chiffre d'affaires (en millions d'euros)
2004: 6,2
2005: 6,4
2006: 8,3
2007: 8,7
2008: 7,9
2009: 5,1
2010: 5,2
2011: 5,9
2012: 5,8
2013: 5,2 

Résultat net (en euros)
2004: +483.000
2005: +580.000
2006: +969.000
2007: +981.000
2008: +196.000
2009: -1.382.000
2010: -507.600
2011: +655.300
2012: +97.248
2013: -51.999 

Dividendes au titre de l'exercice (en euros)
2000 à 2001: 0
2002: 300.000
2003: 502.500
2004: 480.000
2005: 839.250
2006: 825.000
2007: 900.000
2008 à 2013: 0

Source: comptes sociaux des Éditions Rotative SARL

Jamal Henni