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Quand Bouygues Telecom croyait en la concurrence...

Martin Bouygues en 2002 avec le patron de l'opérateur mobile japonais NTT DoCoMo

Martin Bouygues en 2002 avec le patron de l'opérateur mobile japonais NTT DoCoMo - -

Avant l'arrivée de Free, la filiale de Bouygues défendait des positions diamétralement opposées à celles d'aujourd'hui: elle défendait ardemment la concurrence, la parant de toutes les vertus. Flash back.

Depuis l'arrivée de Free, Bouygues Telecom pourfend sans relâche la concurrence et ses méfaits. Mais il n'en a pas toujours été ainsi.

Il y a quelques années, la filiale de Bouygues tenait le discours exactement inverse. Elle paraît alors la concurrence de toutes les vertus, dans des textes savoureux qu'on croirait plutôt écrits par le fondateur de Free Xavier Niel, ou bien le gendarme de la concurrence Bruno Lasserre.

Retour vers le passé

Effectuons donc un petit retour vers le passé. Par exemple en 2006, où Bouygues Telecom remet ce vibrant plaidoyer (disponible ci-dessous) à la Commission européenne: "les derniers entrants sont les garants d’une concurrence effective pérenne sur le marché de la téléphonie mobile. Ce constat a conduit les régulateurs à introduire systématiquement de nouveaux
acteurs sur le marché à l’occasion de chacune des évolutions technologiques. Tout marché sur lequel seuls deux acteurs sont présents conduit naturellement à l’établissement d’un cosy monopoly, où les prix restent élevés et la concurrence quasi inexistante".

Selon ce texte, la France était d'ailleurs un cosy duopoly, jusqu'à l'arrivée en 1996 de Bouygues Télécom, qui a "initié une forte concurrence par les prix, en proposant des tarifs très compétitifs".

Bouygues Telecom ajoute: "les derniers entrants ont largement contribué à la baisse des prix de la téléphonie mobile. Ils ont régulièrement joué le rôle d’agitateur. Ils ont également massivement contribué à l’emploi et à l’innovation".

Faisant du Xavier Niel avant l'heure, la filiale de Bouygues dénonce aussi "la sur-rentabilité des deux opérateurs dominants", chiffrée à "3 milliards d’euros pour Orange, et de près de 2 milliards d’euros pour SFR en 2003".

Le régulateur doit protéger le dernier entrant

Mieux: alors qu'aujourd'hui Bouygues ne cesse d'accuser l'Arcep de favoriser Free, à l'époque le même Bouygues expliquait que le gendarme doit protéger le dernier entrant: "il appartient au régulateur de tenir le plus grand compte de la situation particulière des derniers entrants, de leur fragilité et des risques pesant sur leur pérennité".

A l'époque pas si lointaine, la filiale de Bouygues réclamait à cor et à cri une régulation "asymétrique", c'est-à-dire plus sévère pour les opérateurs historiques, mais plus favorable aux nouveaux entrants: "seule l’application d’une régulation asymétrique, permettant aux derniers entrants de compenser le handicap lié à leur entrée sur le marché, est de nature à permettre aux derniers entrants de bénéficier de conditions d’une concurrence loyale et effective. L’asymétrie de la régulation doit s’imposer comme l’un des fondements du cadre règlementaire, afin d’instaurer les conditions d’une concurrence effective et loyale au profit des derniers entrants".

Mais ce n'est pas tout. Fin 2006, Bouygues Telecom s'associe avec d'autres nouveaux entrants, comme le néerlandais KPN ou le hongkongais Hutchison Whampoa, pour fonder un lobby baptisé Mobile Challengers. Ce lobby cessera ses activités quatre ans plus tard, mais son site web est toujours actif, et y trouve une prose rétrospectivement savoureuse.

Comme celui-ci: "la concurrence est bonne pour le consommateur européen, et bonne pour l'économie européenne. Les challengers ont apporté concurrence, innovation et baisse des prix à des marchés dominés par des duopoles confortables. Partout où un challenger entre sur le marché, une chute des prix s'ensuit. C'est l'apogée du bien-être du consommateur".

Ou encore ce plaidoyer: "une réduction de la concurrence ne fait que transférer l'argent de la poche du consommateur vers celle de l'actionnaire, ce qui était exactement la situation avant l'arrivée des challengers: des prix élevés, peu d'innovation, et des gros profits pour une poignée de privilégiés".

Pour un quatrième opérateur

Ou enfin cette lettre co-signée par Bouygues Télécom: "maintenir une concurrence forte est nécessaire pour maintenir la pression en faveur de prix plus bas et de nouveaux services. L'expérience montre clairement que la concurrence, et l'innovation qu'elle apporte, proviennent des petits opérateurs indépendants. Il est prouvé que les prix sont moins élevés chez les petits opérateurs indépendants -en général, le dernier opérateur entré sur le marché".

On y trouve aussi un magnifique plaidoyer en faveur d'un quatrième opérateur: "au début des années 1990, la Commission européenne a pris une décision capitale: encourager la concurrence dans les réseaux mobiles. Son objectif était d'éviter les situations de monopole en s'assurant que trois ou quatre opérateurs puisse concourir sur chaque marché, avec l'intention de faire baisser les prix. [...] Après plusieurs années, des licences ont enfin été accordées aux troisième et quatrième (et parfois cinquième) opérateurs, et la concurrence s'est enfin enclenchée. Le résultat a été immédiat. [...] L'arrivée des challengers conduit à des baisse de prix drastiques. Dans chaque pays européen, tout nouvel entrant a conduit à des baisses de prix de 30% à 50%".

Contre la concentration

Le lobby s'oppose aussi à toute concentration du secteur: "entre 2000 et 2005, certains marchés sont passés de cinq à quatre, voire même trois opérateurs. Cette concentration améliore les positions d'une poignée d'opérateurs historiques. Elle favorise les premiers entrants et crée un risque réel de faire émerger un oligopole en Europe", assure ainsi une lettre co-signée par Bouygues Telecom.

Selon un autre texte, les bienfaits d'une concentration relèvent du "mythe". En effet, "certains assurent que l'Europe se porterait mieux avec 4 ou 5 gros opérateurs paneuropéens, au lieu des 70 à 80 opérateurs actuels -un nombre exceptionnellement élevé comparé aux Etats-Unis, nous assure-t-on. Mais cette comparaison ne tient pas compte du fait que le marché européen est divisé entre 27 Etats membres. Elle ne tient pas non plus compte de la réalité du marché, qui est déjà dominé par quatre grands groupes: Vodafone, Deutsche Telekom, Telefonica et France Telecom".

Conclusion: "la concentration ne fera que consolider un marché déjà très concentré, en réduisant la concurrence. En fin de compte, c'est le consommateur européen qui paiera la facture d'une politique de consolidation [...] Contre toute évidence, on risque d'oublier que la concurrence amène des prix plus bas et un meilleur service".

La concurrence bénéfique à l'investissement

Enfin, le lobby assure que la concurrence est favorable à l'investissement: "la tactique des opérateurs historiques qui consiste à lier investissement et allègement de la réglementation, est inquiétante. Certains craignent que, sans des opérateurs historiques forts, personne ne soit assez gros pour investir. C'est bien sûr une ineptie. L'histoire a démontré que la concurrence était le vrai moteur de l'innovation et de l'investissement. Les monopoles n'investissent pas leurs excédents de profits dans des infrastructures ou des baisses de prix. [...] Sans la concurrence, certains pays d'Europe attendraient toujours la nouvelle génération de mobile..."

Interrogé, Bouygues Telecom n'a pas répondu.

Position envoyée par Bouygues Telecom à Bruxelles publié par BFMBusiness

Jamal Henni