Ce qu'on sait sur Surgisphere, l'entreprise à l'origine d'études contestées sur la chloroquine
Une étude publié le 22 mai dernier dans la revue médicale The Lancet a conclu que le traitement par l'hydroxychloroquine (ou la chloroquine) n’apportait pas de bénéfice thérapeutique, tout en augmentant la mortalité. Elle a été jugée suffisamment alarmante pour que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) suspende l'inclusion de nouveaux patients dans les essais en cours avec le célèbre antipaludéen, ardemment défendu en France par l'IHU Méditerranée-Infection où exerce le professeur Raoult. Mais quasiment dès sa publication, plusieurs zones d'ombre de l'étude ont été pointées du doigt.
De nombreux scientifiques ont exprimé leurs inquiétudes, à la fois sur la méthodologie retenue pour l'analyse et sur la fiabilité des données compilées. Plus crûment, Didier Raoult l'a qualifiée de "foireuse". L'OMS, de son côté, assure avoir conscience de ses limites en assurant que la suspension des essais impliquant l'hydroxychloroquine était "temporaire" et que ses experts rendraient leur "opinion finale" après l'examen d'autres résultats (notamment les analyses provisoires de l'essai Solidarity), probablement d'ici à la mi-juin.
Des incohérences majeures dans les données du "registre"
L'étude en question se présente comme l'analyse d'un registre international (Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19: a multinational registry analysis). Un registre désignant dans ce contexte une base de données anonymisée et sécurisée constituée d’un nombre précis de données émanant d'un ensemble de patients partageant une ou plusieurs caractéristiques communes, de façon à permettre les comparaisons.
Sur le papier la taille de ce registre est impressionnante: Surgisphere affirme avoir été en mesure de mouliner les données de 96.032 patients, transmises par 671 hôpitaux des quatre coins du monde. L'Amérique du Nord représentant le principal contingent (63.315 patients soit 65,9% du total), suivi de l'Europe (16.574 patients, 17,3%).
Surgisphere aurait obtenu les données de 95% des patients nord-américains
L'étude précise que la date de fin du recueil des données était le 14 avril. Or à cette date, calcule James Todaro, un investisseur médecin de formation, le nombre total de personnes hospitalisées pour l'Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada et Mexique) n'était que de 67 000, ce qui signifie que la firme aurait réussi à recueillir le consentement pour 95% des cas. Un exploit, d'autant plus que les auteurs indiquent que les données de cette région proviennent de 559 hôpitaux seulement – autrement dit la firme aurait recueilli les données d'une écrasante majorité des patients auprès de seulement une petite fraction du nombre total d'établissements.
Mystère sur le cinq hôpitaux en France qui auraient partagé les données patients
Impossible toutefois de vérifier quels hôpitaux ont transmis les données de leurs patients: Surgisphere se réfugie derrière de prétendues clauses de confidentialité.
En France, la firme aurait récolté les données issues de cinq hôpitaux. Contacté par BFMTV, l'AP-HP est catégorique: la fédération des hôpitaux parisiens "ne travaille pas et ne met pas de donnée de santé à la disposition de Surgisphere Corporation, Quartz Clinical ou Surgical Outcomes Collaborative [appellations commerciales utilisées par Surgisphere]", nous a assuré une porte-parole.
De plus, selon nos informations, aucun établissement parmi ceux travaillant avec l'Inserm en France -a priori les plus en pointe dans l'expérimentation de nouveaux traitements contre le Covid-19- ne serait en fait autorisé à transmettre des données à toute entité étrangère.
Correction du Lancet puis remise en cause
Autre étrangeté géographique, l'étude a dans un premier temps mentionné un nombre de décès parmi les patients australiens… supérieur au décompte total du nombre de morts du Covid-19 par les autorités du pays. Simple inadvertance, selon The Lancet, qui a publié un correctif en indiquant qu'un groupe d'établissements asiatiques avait été par erreur labellisé "australasien", ne modifiant pas les conclusions de l'article. Jusqu'à ce que la revue, mise face au contradictions de l'article par une pétition de médecins britanniques, se résolve à une mise en garde en reconnaissant "d'importants doutes scientifiques". Prélude possible à une rétractation pure et simple?
Surgie de nulle part
Mais au-delà des doutes sur la fiabilité des données revendiquées par Surgisphere la réalité même de l'activité de cette entreprise est désormais mise en doute. Surgisphere n'étant pas cotée, l'essentiel de ses finances n'est pas connu. Les informations des sites spécialisés dans l'information légale des entreprises dépeignent une société de petite taille.
Première bizarrerie, de nombreuses adresses sont mentionnées. Certains sites situent la firme à Chicago, d'autres placent l'entreprise dans un autre Etat, à Houston au Texas. Là aussi l'adresse ne correspond pas à un quartier d'affaires, mais à une résidence composée d'appartements disponibles uniquement à la location, principalement occupés par des employés du Texas Medical Center qui se trouve à proximité.
Dun & Bradstreet, base de données d'informations juridiques sur les entreprises, localise pour sa part le siège de Surgisphere Corporation dans la ville de Durham, en Caroline du Nord. À une adresse correspondant à une maison banale dans un quartier résidentiel. Ce fournisseur de données réputé rapporte un chiffre d'affaires annuel de 45.245 dollars ainsi qu'un effectif total de… deux employés. Ce qui ne fait pas beaucoup pour une entreprise qui prétend mettre en œuvre une transformation tectonique des soins de santé, de façon à ce que le monde se porte mieux, selon un des credo avancés par Surgisphere.
La société avait par ailleurs annoncé en mars avoir mis au point "un outil de diagnostic" constitué de trois tests sérologiques répandus, offrant ainsi une sensibilité et une spécificité accrue. "Surgisphere existe pour aider à rendre le monde meilleur. Cet outil est la première arme efficace dans la lutte contre cette pandémie mondiale. Un diagnostic précoce signifie un traitement plus rapide, ce qui signifie plus de vies sauvées", déclarait alors son patron Sapan Desai dans un communiqué. Cet outil, s'il a été finalisé, n'est à notre connaissance pas utilisé à ce jour.
Une entreprise fantôme?
De quoi ajouter du crédit aux accusations du professeur Philippe Froguel, qui a qualifié Surgisphere d'entreprise fantôme sur BFMTV. "Lorsque l'article est sorti dans The Lancet, je ne me suis d'abord dit qu'apparemment non seulement l'hydroxychloroquine n'était pas efficace, mais que ce protocole semblait comporter des effets secondaires. Mais deux jours après sa publication, alerté par différents confrères notamment via les réseaux sociaux, j'ai eu l'occasion de me plonger dans les tables de données, et les bras m'en sont tombés", indique le scientifique, professeur à l'Imperial College de Londres ainsi qu'à l'Université Lille 2. "L'uniformité des données sur un aussi grand nombre de patients m'a surpris. Par exemple, le taux de personnes diabétiques est exactement le même pour chaque continent", ce qui ne correspond pas à l'épidémiologie du diabète.
Réagissant à la controverse, Surgisphere a publié le 29 mai sur son site internet une "réponse à la réaction répandue à l'égard de l'étude du Lancet". Une réponse à rallonge, mais pauvre en éléments concrets. "Il est d'une importance vitale que nos collègues scientifiques comprennent la validité de notre base de données", répète la firme, indiquant que le fameux registre résulte de l'agrégation de données anonymisées fournies par les clients de sa plate-forme d'analyse QuartzClinical. Dans le cadre des accords avec les établissements clients, Surgisphere dit disposer de l'autorisation de ces hôpitaux pour accéder aux données des dossiers médicalisés de leurs patients. Mais sans citer le moindre d'entre eux.
"Plus j'avançais dans la lecture des données, plus j'étais furieux contre ceux de mes confrères qui sont allés dire partout tout le bien qu'ils pensaient de l'étude sans aucun recul. Je considère que toute l'histoire de Surgisphere n'est qu'une mystification, avec une directrice des ventes qui apparaît n'être qu'une actrice spécialisée recrutée pour l'occasion… Tout indique que les études publiées par le Lancet mais également par le New England Journal of Medicine, sont bidonnées de A à Z", commente Philippe Froguel.
Exerçant aussi bien en Grande-Bretagne qu'en France, le spécialiste de la génétique et du diabète n'est pas étonné d'un tel dérapage de la revue britannique, propriété aujourd'hui du géant de l'édition Elsevier. "The Lancet, c'est un peu le Daily Mail des revues scientifiques: 80% de sérieux et 20% d'articles destinés à faire le buzz". "On demande à des spécialistes de le relire parfois en quelques jours. Souvent sans leur laisser le temps d'un examen sérieux."
Une course à la publication
Pour Philippe Froguel, cette précipitation en dit long sur "le degré d'affolement des revues scientifiques, qui depuis deux mois reçoivent dans un contexte de crise sanitaire des études un peu approximatives, et qui néanmoins cherchent à publier des annonces marquantes alors qu'elles sont constamment en bagarre pour le fameux "impact factor" (qui mesure leur influence auprès de la communauté médicale)."
En l'occurrence, la revue britannique a sans doute fait preuve de naïveté, "n'imaginant pas l'ampleur de la supercherie". Reste que selon le professeur Froguel "cette attitude du Lancet dessert toute la communauté scientifique. De telles pratiques ne sont bonnes pour personne – mais du haut de ses 200 ans, la revue y survivra comme elle avait survécu au scandale de l'étude de Wakefield qui disait faire le lien entre l'autisme et la vaccination. L'étude sur l'hydroxychroloquine sera rétractée à son tour, et dans le pire des cas le rédacteur en chef perdra son poste, mais The Lancet continuera à publier".