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Entreprises

Comment l’ISF a détruit les entreprises

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Personne ne l’a mesuré et donc le phénomène n’existe pas officiellement. Pourtant, 35 ans de mécanisme ISF ont affaibli les entreprises.

Le sujet n’émerge pas parce qu’il semble impossible à traiter. Sauf qu’au moment où monte la revendication d’un retour de l’ISF, il est urgent d’expliquer le mécanisme d’un véritable cancer : celui d’une lente dégradation de la solidité d’entreprises minées par le poids de cet impôt sur leurs actionnaires.

Tout part des conditions d’exonération des biens professionnels. Que les experts me pardonnent, je résume à grands traits des éléments évidemment plus complexes, mais la règle commune (dans les sociétés soumises à l'IS) c’est qu’il faut détenir au moins 25% du capital de l’entreprise pour être exonéré, il faut aussi que le contribuable exerce une fonction de direction et touche une rémunération compatible avec la fonction exigée. Tous les mots sont importants et portent les germes de la crise politique que nous traversons aujourd’hui.

Que se passe-t-il dans le cas d’une entreprise familiale de taille respectable, entreprise de taille intermédiaire, plusieurs dizaines de millions d’Euros de chiffre d’affaire, plusieurs millions d’Euros de résultat ? Ce sont elles qui m'intéressent, parce qu'elles sont le principal vecteur de création de richesse pour le pays. Le capital est souvent éclaté entre les différents membres d’une famille qui s’est élargie au fil des ans. Un groupe familial peut détenir 25% du capital, on peut aussi avoir recours à des holdings, mais on parle déjà de montages fiscaux complexes.

Globalement la question qui se pose à chaque échéance fiscale c’est : comment payer l’ISF ? Par les dividendes que verse l’entreprise au titre du capital détenu. Et si l’entreprise traverse une période difficile et ne peut pas verser de dividende ? Et bien elle le fera quand même. Elle prendra sur ses fonds propres, elle s’endettera parfois, et se fragilisera davantage encore. Les actionnaires sont pris au piège, car vendre une partie de leurs titres peut être encore plus complexe et dangereux : il faut trouver un investisseur, lui ouvrir grand les livres de comptes, rompre la confidentialité de l’affaire. Et puis le plus souvent il n’y a tout simplement personne qui soit disposé à reprendre une part minoritaire d’une entreprise en difficulté sur la marche de laquelle il n’aura aucun contrôle.

Même casse-tête sur les postes de direction « avec une rémunération qui soit compatible avec la fonction exigée ». Il ne suffit pas de créer un poste fictif (ce qui est déjà constitutif d’un délit pénal), il faut largement le rémunérer, et donc on est parfois quasi contraint par l’ISF de placer la famille aux postes de direction alors qu’elle n’en a pas toujours ni l’envie ni la compétence.

Manque de compétences et de fonds propres 

C’est peut-être une coïncidence, mais je viens de décrire là les deux faiblesses principales des entreprises françaises : manque de fonds propres et déficit de qualité du management. Manque de fonds propres qui revient dans toutes les études depuis 10 ans, fragilise évidemment la croissance, l’investissement, freine l’appétit pour le risque. Vous tirez le fil de cette pelote là, et vous comprenez pourquoi l’industrie française est par exemple deux fois moins robotisée que l’industrie italienne.

Le déficit au niveau du management est beaucoup plus compliqué à quantifier. Où en trouver les stigmates ? Dans notre déficit à l’export ? Dans le mauvais positionnement commercial de beaucoup de nos produits ? En tout cas les organisations patronales ne le cachent plus, et Thibault Lanxade, quand il exerçait les fonctions de vice-président du MEDEF pour les TPE-PME le disait haut et fort. Il faut ajouter tout ce qui se joue au moment de la transmission, ou d’opérations de fusion acquisition. Les pactes fiscaux à monter sont d’une telle complexité qu’ils en ont fait reculer plus d’un (là encore, comment le mesurer, je n’ai que des témoignages individuels).

Car il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas forcément d’échapper à l’impôt, juste de trouver les moyens de le payer. Et là, voilà le troisième des handicaps majeurs de nos entreprises : leur taille. 20.000 entreprises de plus 60 salariés. Une misère. Or la taille c’est la clé de la solidité, de la R&D, de la prospection commerciale, de l’export etc… etc… On évoque régulièrement les effets de seuils pour parler de ce déficit de croissance, on devrait peut-être aller regarder du côté de l’ISF. 

Est-ce qu’on peut au moins admettre que c’est troublant. Vous décortiquez sommairement le mécanisme de l’ISF et vous réalisez qu’il est directement corrélé à trois défauts structurels : fonds propres, management, taille. Et bien ça ne trouble personne, parce que personne n’en parle. On est dans le monde du non coté, les entreprises concernées ne transmettent leurs chiffres qu’au fisc, et ces chiffres-là ne sont transmis à personne d’autre. On parle de la vraie vie, pas des milliardaires fantasmés avec haut-de-forme et gros cigares. On parle de ces entreprises où le patron se verse en moyenne 6700€ de revenus (chiffres CPME), on parle de cette France entrepreneuriale que les discours contre les « patrons » ignorent totalement.

Combien l’ISF a-t-il tué d’entreprises ? Personne n’en sait rien, on peut juste avancer une conviction : il est en partie responsable de la crise politique que l’on traverse aujourd’hui. Car ce terreau d’entreprises familiales irrigue les « territoires » justement, et c’est là que les bourrasques des crises ont emporté petit à petit des entreprises trop fragiles, ont créé des déserts d’emplois et obligent ceux qui se retrouvent piégés dans une maison achetée à crédit à rouler des dizaines de kilomètres pour travailler.

On nous dit que la suppression de l’ISF va « coûter » 5 milliards d’euros, on devrait plutôt dire que son maintien ou son retour nous coûterait bien plus cher.