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Comment les majors du disque vont toucher le jackpot avec Deezer

Ni les auteurs, ni les compositeurs, ni les interprètes, ni les producteurs indépendants n'ont eu droit à ce petit bonus

Ni les auteurs, ni les compositeurs, ni les interprètes, ni les producteurs indépendants n'ont eu droit à ce petit bonus - CC (Montage BFM Business)

En donnant accès à leur catalogue, Universal, Sony et Warner ont obtenu des options convertibles en actions de Deezer. Elles valent aujourd'hui près de 200 millions d'euros.

C’est le secret le mieux gardé de l’industrie musicale. Il s’agit de la participation des majors de disque au capital de Deezer. Cette participation a la forme d’options convertibles en actions Deezer -dans le jargon financier, on appelle ça des bons de souscription d’action (BSA) ou des warrants.

Selon un document obtenu par BFM Business (cf. ci-dessous), ces options "donnent potentiellement accès à plus de 20% du capital" de Deezer. Soit une petite fortune: Deezer étant actuellement valorisé près de 1 milliard d’euros, ces options valent donc la coquette somme de 200 millions d’euros!

L'existence de ces options avait été révélée en 2010, mais Deezer comme les trois majors Universal, Sony et Warner refusaient de donner tout détail sur ces atypiques transactions.

Secret gênant

Si ce secret est si bien gardé, c’est qu'il est gênant pour plusieurs raisons. D’abord, les majors du disque vont toucher un véritable jackpot, car elles ont obtenu ces options gratuitement ou pour une somme symbolique. Par exemple, en 2012, lorsque Deezer avait été valorisé un peu moins de 300 millions d’euros, Universal Music avait déjà chiffré son gain latent à 20 millions d’euros. Avec une valorisation trois fois plus élevée, le gain latent pour la filiale de Vivendi peut être estimé à 60 millions d’euros.

Ensuite, si Deezer a accordé ces options aux majors, ce n’est pas par philanthropie ou générosité. C’est parce que les majors du disque le demandaient, à en croire deux rapports officiels successifs rédigés par Patrick Zelnik puis Christian Phéline (cf. ci-dessous). Cela faisait partie des contreparties demandées pour accéder au catalogue de ces majors.

Pas pour tout le monde

Surtout, ce petit bonus n’a pas été octroyé à tout le monde. D’abord, les producteurs indépendants n’y ont pas eu droit. Ensuite, au sein des majors, seule la maison de production y a eu droit, mais ni l’interprète, ni l’auteur, ni le compositeur. Autrement dit, ces options ont été octroyées en contournant les principes de rémunération traditionnels en vigueur dans la musique, qui imposent un partage des revenus entre le producteur, l’interprète, l’auteur et le compositeur.

Enfin, les conditions de ces options sont très généreuses. D’abord, un mécanisme anti-dilution a été mis en place, qui permet aux majors de redevoir régulièrement des nouvelles options à chaque fois que Deezer émet de nouvelles actions, essentiellement à l’occasion de ses levées de fonds. Ensuite, beaucoup de ces options sont convertibles à un prix très bas, très inférieur à la valeur actuelle de Deezer, ce qui permettra donc aux majors d’engranger une jolie plus-value.

Introduction en bourse

A noter que les majors n’ont jamais utilisé ces options à ce jour à l'exception de Sony qui en a converti une en 2009, et qui détient encore aujourd’hui une action symbolique de Deezer, lui permettant ainsi d'avoir accès aux comptes de l'entreprise.

A noter aussi qu’une restructuration du capital de Deezer est actuellement en cours de façon à rendre ces options plus liquides. Ce serait le cas par exemple si Deezer rentrait en bourse comme l’agence Bloomberg lui en prête l’intention. Précisément, une fusion-absorption est en cours entre les deux sociétés qui constituent le groupe Deezer: la maison-mère Odyssey Music Group et sa filiale à 100% Blogmusik. Les options des majors, qui donnaient droit à des actions Blogmusik, sont désormais convertibles en actions Odyssey. Comme l’expliquent les documents de fusion, "la fusion-absorption est envisagée afin de permettre aux titulaires de BSA Blogmusik d’avoir un accès au capital d’Odyssey".

A noter enfin que la presse suédoise avait révélé que les majors détiennent aussi 18% dans le grand rival de Deezer, Spotify.

Interrogés, Deezer, Universal Music, Warner et Merlin (qui regroupe les indépendants) se sont refusés à tout commentaire. Seul Sony Music a répondu: "ce contrat d’investissement a été conclu en 2007. Ces BSA n’ont pas été imposés par Sony Music. Ces BSA ont fait part de négociations tout comme les autres conditions commerciales C’est un deal commercial dans sa globalité, avec une part valorisée en nature via les BSA, et une autre part valorisée en industrie. Nous avons souscrit nos BSA pour un prix d’exercice égale à la valeur de Deezer à ce moment-là. Nous avons de fait participé à la création de la valeur de Deezer, tout comme d’autres investisseurs"

Les options (BSA) accordées par Deezer aux majors

31 juillet 2008: émission de 9.656 BSA convertibles jusqu’en décembre 2038 au prix d’exercice de 115 euros (BSA O)

29 juin 2009: émission de 9.656 BSA convertibles jusqu’en décembre 2015 au prix d’exercice de 6,25 euros (BSA B)

30 juillet 2009: émission de 5.520 BSA convertibles jusqu’en décembre 2018 au prix d’exercice de 115 euros (BSA C)

30 juin 2011: émission de 17.272 BSA convertibles jusqu’en janvier 2020 au prix d’exercice de 74,10 euros (BSA D)

30 juin 2011: émission de 2.066 BSA convertibles jusqu’en janvier 2020 au prix d’exercice de 183,43 euros (BSA E)

Source: BFM Business

Pourquoi Deezer a octroyé des options aux majors

En 2010, le rapport Zelnik indiquait: "les labels qui détiennent les catalogues les plus importants obtiennent des conditions de rémunération avantageuses sous la forme d’avances non remboursables, voire de prises de participation dans le capital des sociétés d’édition de service... Aujourd'hui, les majors du disque peuvent demander, dans leurs négociations avec les plateformes, avances, prises de participation au capital, et frais de livraison très élevés. Les auteurs, compositeurs et éditeurs ne peuvent négocier quant à eux qu'un taux de rémunération proportionnel, mais sans avances ni prises de participation. Par conséquent, les maisons de disques captent une part très importante des revenus des plateformes... Parmi les revenus des maisons de disques, les avances et les dividendes issus de prises de participation ne donnent lieu à aucune répartition au profit des artistes‐interprètes. Les pratiques des avances et des prises de participation aboutissent donc tendanciellement à une captation de valeur par les maisons de disques au détriment des artistes‐interprètes"

En 2013, le rapport Phéline ajoute: "plusieurs responsables de plateformes ont fait des allusions convergentes et circonstanciées à des négociations sur les conditions d’accès aux catalogues d’importants producteurs, où une participation au capital a été avancée comme une contrepartie souhaitée. Une telle situation suscite une forte disparité avec celle de producteurs auxquels la même possibilité financière ne s’ouvre pas".

Jamal Henni