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Emery Jacquillat (La Camif) : « Les crises entraînent des moments extraordinaires ! »

Emery Jacquillat, Président de la Camif, est l'un des précurseurs des entreprises à missions.

Emery Jacquillat, Président de la Camif, est l'un des précurseurs des entreprises à missions. - -

Repreneur de la Camif, spécialiste de la vente par correspondance, il y a dix ans, entrepreneur engagé, Emery Jacquillat, a adopté le statut d’entreprise à mission bien avant qu’il ne soit inscrit dans le projet de loi Pacte. Il a aussi organisé un « grand débat », au siège de son groupe, début mars. Portrait.

« Les crises, ce sont des moments extraordinaires, où l’on passe d’un système à l’autre, où il faut tout remettre à plat... Et c’est ce qu’on est en train de vivre ! » Loin du pessimisme ambiant, en cette fin d’hiver marqué par la crise des gilets jaunes, Emery Jacquillat croit au contraire que tout cela va permettre de « réinventer notre économie pour qu’elle soit plus locale, circulaire, plus inclusive et plus bénéfique pour l’ensemble de la société ».

Il y croit d’autant plus qu’il doit le démarrage de sa première entreprise, Matelsom, aux grèves de 1995 : « Deux mois après le lancement, raconte-t-il, on ne pouvait plus livrer de matelas, ni recevoir de chèques par La Poste... » Il a alors pris le risque d’acheter des espaces de publicité dans le métro, à prix cassé, parce que les rames ne circulaient pas. « Changer de matelas n’est plus un cauchemar », promettaient les affiches. Par chance, le trafic du métro a repris peu après et la campagne a très bien marché, si bien que la marque s’est exposée pendant deux ans dans les souterrains parisiens. « Je remercie toujours la Sncf, la Cgt et les grévistes, parce que sans eux, je n’en serai pas là », lance le chef d’entreprise, tout à fait sérieusement. Son large sourire et son débit de paroles flottent au-dessus du brouhaha de ce café du 16ème arrondissement. Son pull multicolore à poils longs tranche avec le classicisme du lieu.

« J'aime bien surprendre »

Né dans l’ouest parisien, fils d’un directeur général de Pernod Ricard et d’une artiste peintre, Emery Jacquillat semble avoir hérité des deux. Au lycée à Saint Jean de Passy, il s’est fait remarquer en grimpant sur une table pour déclamer un poème en allemand. À HEC, où il a opté pour la filière entrepreneuriat et une activité théâtre, il s’est retrouvé à jouer un physicien allemand qui se fait interner en asile psychiatrique* à un public de détenus de Fleury Merogis. « J’aime bien surprendre », sourit le quarantenaire, marié et père de trois enfants.

Emery Jacquillat a été le premier en France à vendre des matelas par internet. Peu après sa sortie d’HEC, il a créé Matelsom.com, sur les conseils d’une camarade, rencontrée dans une pépinière d’entreprise des Hauts-de-Seine. Corinne Delaporte, qui a créé le journaldunet.com et linternaute.com, lui a recommandé de s’inspirer d’un petit site américain qui montait alors et qui s’appelait Amazon... Dix ans plus tard, il a repris la Camif, spécialiste de la vente par correspondance, qui avait été placée en redressement judiciaire. « Ça a été très dur les trois premières années, lâche-t-il. On a eu du mal, même au tribunal. On a dû batailler pour que cela redémarre ». Pour se donner les moyens de ses ambitions, il a déménagé toute sa famille à Niort, près du siège de l’entreprise. Et il a décidé de la transformer en profondeur. « On a fait tout l’inverse de ce que faisaient les distributeurs à l’époque, résume Emery Jacquillat. On a misé sur la qualité, sur le made in France et sur le durable ».

À l’époque aussi, il a fait le choix de se recentrer sur l’activité maison, aux dépends du textile, et il a décidé de faire venir une artiste, Anne-Laure Maison, à résidence, pendant trois mois, pour redonner du sens et créer du lien dans l’entreprise. Très vite, elle a réalisé des portraits des salariés, puis, marquée par le nombre d’e-mails qu’ils s’envoyaient à longueur de journées, elle a tiré des mètres de bandes roses entre les différents postes de travail, dans l’open space, pour matérialiser l’importance des contacts physiques entre collaborateurs... « Je crois beaucoup en la force de l’expérience, martèle Emery Jacquillat, qui ne cache pas s’être dit que « le plus long et le plus difficile, ce serait de changer la culture des gens ».

Précurseur 

« C’est compliqué, quand on est précurseur, réagit Anne-Laure Maison. On a beau avoir une idée géniale, il faut que les autres l’acceptent ». Depuis cette immersion à la Camif, Emery Jacquillat, qui est devenu un ami, l’invite tous les ans à participer à des événements. « C’est un doux dingue », estime affectueusement l'artiste. Elle décrit un « artiste-entrepreneur », « qui a dix mille idées à la seconde » et « qui ose ». « Il réfléchit en arborescence, dit-elle aussi. C’est un arbre. Il faut être accroché pour le suivre » !

À la Camif, Emery Jacquillat a notamment instauré un management résolument horizontal, avec un polygone d’une dizaine de principaux managers, qui se réunissent tous les quinze jours pour faire le point. Chacun à leur tour, ils dirigent les débats. « A partir de 2010, 2011, j’ai cessé d’être président directeur général, c’était trop lourd et pas épanouissant », explique Emery Jacquillat, qui enchaîne : « Moi je dis, Pdg, c’est « prof de gym ». Il faut bouger les équipes ! il faut que cela bouge ! » Il ajoute : « Cette organisation en polygone, cela a beaucoup de vertu, parce que personne n’est plus spectateur, tout le monde est acteur... Je les bouscule un peu avec des idées originales ».

Détrôner Ikea d'ici 2040 

Des idées qu’il puise notamment dans l’eau, en nageant, plusieurs fois par semaine. Le Président de la Camif a ainsi mis en place les entretiens d’évaluation en marchant le long de la Sèvre, un tour de France annuel des usines partenaires pour les collaborateurs et la fermeture pure et simple du site le jour du Black Friday, pour dénoncer la consommation à outrance. Malgré les réticences des actionnaires. Son leitmotiv, explique-t-il en riant, c’est « Nikea ! »

Aujourd’hui, la Camif fait 40 millions d’euros de chiffre d’affaires et compte quatre cent mille clients. Emery Jacquillat s’est fixé 2040 comme horizon pour détrôner le géant suédois. Son modèle, il en est persuadé, va s’imposer. « Ma conviction, dit-il, c’est qu’à la fin du siècle, toutes les entreprises seront comme ça ». En 2013, bien avant la naissance du projet de loi Pacte, il a décidé de faire de la Camif une entreprise à mission, qui adresse des enjeux sociaux, environnementaux, tout en créant de la valeur. Une entreprise, qui, par sa raison d’être, a un impact positif sur la société.

« Cela va passer par un rejet des gros acteurs », prédit l’entrepreneur, qui précise que cela demande « un énorme changement de posture, notamment des actionnaires et des dirigeants ». Mais « l’état d’esprit des gens est en train de changer », constate-t-il, résolument optimiste. En atteste cette étude publiée quelques jours plus tôt par le cabinet VcomV, qui montre que Jean-Dominique Senart (qui a co-signé le rapport sur « L’entreprise et l’intérêt général », avec Nicole Notat), est le grand patron qui a la meilleure image.

L'entreprise, plus puissante que les Coop

« Ce n’est pas une question de génération mais d’état d’esprit », assure Emery Jacquillat, qui souligne que la loi Pacte, où apparaît le statut d’entreprise à mission, « arrive au bon moment ». « L’entreprise, dit-il, c’est le levier le plus puissant de transformation de la société ! Ce ne sont pas les Coop qui transforment véritablement les choses, c’est les citoyens, les collaborateurs et les entreprises ! » Il ajoute, enthousiaste : « C’est maintenant qu’il faut que les entreprises s’engagent ! On a besoin de leur puissance ! Nous-mêmes, en tant que chefs d’entreprises, on a besoin de sens ». C’est ainsi que, début mars, il a organisé une soirée dans ses locaux, en marge du Grand débat national, avec cent-vingt personnes. Rien de politique là-dedans, assure-t-il, juste un moment démocratique. Plus globalement, il estime qu’« Emmanuel Macron n’a pas d’autre choix que de réussir ».

« Emery Jacquillat est l’un des précurseurs de ce statut d’entreprise à mission », salue Geneviève Ferone, cofondatrice du cabinet de conseil Prophil, spécialiste de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE). Elle loue aussi son exigence et le fait qu’il soit dans le même temps « le meilleur commercial » de la Camif. « Avoir une entreprise à mission, explique-t-elle, c’est se mettre sur la ligne de départ avec un sac à dos qui pèse vingt kilos de plus que les autres ! »

« Quand il croit en quelque chose, il s’y lance à corps perdu, parce qu’il y croit », témoigne Gaëtane Meslin, journaliste à BFM TV, amie de longue date. « Il y a une vivacité, une curiosité, une empathie, note Geneviève Ferone, qui évoque aussi « des valeurs très fortes et une note d’optimisme ! Il est toujours dans la solution », remarque-t-elle. « Je suis super optimiste », confirme le Président de la Camif, qui s’estime heureux d’avoir des « gens qui l’entourent et qui voient les choses qui ne vont pas ».

Inspirant

Revenu vivre à Paris avec sa femme, qui travaille avec lui, et ses enfants (« Il était conclu, raconte-t-il, qu’on reviendrait au bout de cinq ans »), Emery Jacquillat passe trois jours par semaine à Niort. Très sollicité, il a beaucoup de rendez-vous, qui sont calés par une assistante virtuelle. Son outil de travail, explique-t-il, c’est son smartphone. Il s’investit dans plusieurs initiatives, comme dans la Communauté des entreprises à missions, qui regroupe environ soixante-dix dirigeants, « qui veulent transformer leur organisation », et il partage son expérience avec de jeunes entrepreneurs.

C’est le cas de Guillaume Gibault, fondateur du Slip Français, qui s’est rapproché d’Emery Jacquillat ces derniers temps. Il apprécie qu’il soit « toujours en ligne avec ses convictions, droit dans ses bottes ». « C’est hyper inspirant de voir qu’on peut prendre ces sujets à bras le corps et cela donne envie de suivre l’exemple », assure Guillaume Gibault, persuadé, comme le patron de la Camif, que d’ici la fin de ce siècle, toutes les entreprises seront des entreprises à missions.

*Die Physiker, de Friedrich Dürrenmatt