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Financement du cinéma français: qui paye l'addition?

La ministre de la culture Aurélie Filippetti tente d'éteindre la polémique sur les cachets des stars

La ministre de la culture Aurélie Filippetti tente d'éteindre la polémique sur les cachets des stars - -

Les pertes récurrentes du secteur sont financées par l'argent public, les chaînes de télévision et les distributeurs.

Le 28 décembre, le producteur et distributeur Vincent Maraval (Wild Bunch) allumait le feu en dénonçant les cachets trop élevés des stars de cinéma. Depuis, le gouvernement tente d'éteindre l'incendie. Dans ce cadre, il organise ce mercredi 23 janvier après-midi des "Assises pour la diversité du cinéma". Le principal sujet de débat sera bien sûr le financement du "modèle" français. Un modèle qui tourne à plein régime: jamais on a autant investi d'argent dans le cinéma français, et jamais on a produit autant de films.

Pourtant, les rares études sur le sujet montrent que le secteur est globalement déficitaire. Or les faillites sont rares, et le système continue à fonctionner. Dès lors, la question est de savoir qui supporte ce déficit structurel. "Ces pertes sont financées par les chaînes de télévision, les distributeurs, et les Soficas", estime Olivier Bomsel, professeur aux Mines de Paris. Une analyse que confirme le passage en revue des différents acteurs de la filière.

1/ Les exploitants de salles

Recettes: la principale ressource des salles est la vente de billets de cinéma (1,4 milliard d'euros au total).
Mais elles ont aussi d'autres ressources: la publicité dans les salles (105 millions d'euros), la vente de confiserie... Chez UGC par exemple, quand les entrées en salles rapportent 10 euros, la vente de confiserie rapporte 2 euros supplémentaires. Toutes ces recettes annexes ont été estimées en moyenne à 10% du chiffre d'affaires des exploitants par un rapport de l'Inspection des finances.
Les salles reçoivent aussi des subventions du Centre national du cinéma (CNC, 136 millions d'euros) et une aide de Canal Plus (environ 5 millions d'euros).

Dépenses: sur chaque ticket vendu, l'exploitant doit payer une TVA à 7%, et une taxe au CNC de 10,72%. Ensuite, la moitié de l'argent qui reste doit être reversée au distributeur du film. Au final, il reste pour les salles 607 millions d'euros.
Parallèlement, les salles ont dû investir ces dernières années pour passer au numérique, accueillir les handicapés, etc...

Bilan: "la situation des exploitants apparaît satisfaisante dans l'ensemble, avec une rentabilité très supérieure à celle que connaissent la majorité des exploitants allemands ou espagnols", indiquait en 2003 un rapport de Jean-Pierre Leclerc. Le constat serait sans doute le même aujourd'hui, le nombre d'entrées ayant bien progressé depuis.
Certes, le lobby des exploitants, la FNCF, avait assuré en 2010 que la rentabilité des salles se "détériore gravement", mais n'avait fourni aucun chiffre à l'appui.
On connait seulement le résultat des gros exploitants. Les Cinémas Gaumont Pathé réalisent une marge d'exploitation de 17% et une marge nette de 8,5% (ces chiffres incluent aussi les filiales aux Pays-Bas et en Suisse). Pareillement, la marge opérationnelle d'UGC en France était de 16% en 2009.

2/ Les distributeurs

Le distributeur est celui qui commercialise le film auprès des salles

Dépenses: son rôle est difficile car, en se basant sur le scénario, il prend un pari sur le futur succès du film. Comme l'écrit l'Inspection des finances, "le distributeur concentre le risque". En pratique, lors du financement du film, il verse aux producteurs une avance sur ces futures recettes: c'est le "minimum garanti" (201 millions d'euros au total).
Ensuite, lors de la sortie du film, le distributeur paye les frais de sortie (96 millions d'euros): tirage des copies, publicité, affiches...

Recettes: sur chaque ticket vendu, une part est reversée au distributeur (227 millions d'euros au total pour les films français). Avec cet argent, le distributeur se rembourse de l'avance qu'il avait consentie aux producteurs. Si le film est un succès, alors il reste, après ce remboursement, de l'argent, qui est alors reversé aux producteurs. Mais le plus souvent, le film n'a pas un succès suffisant, et ses recettes ne permettent même pas de rembourser l'avance versée par le distributeur, qui a alors perdu son pari...
Parallèlement, les distributeurs bénéficient aussi d'aides du CNC (34 millions d'euros) et de Canal Plus (environ 5 millions d'euros).

Bilan: les sommes reversées par les distributeurs aux producteurs ne sont pas connues, donc il est impossible d'établir un bilan précis. Mais en supposant qu'aucun argent n'est reversé, on constate déjà que les distributeurs perdent au minimum une trentaine de millions d'euros.

3/ Le producteur délégué

Le producteur délégué est celui qui monte le film, à la fois d'un point de vue artistique mais aussi financier, en réunissant le budget auprès des co-producteurs

Recettes: le budget du film prévoit une part pour le salaire du producteur (5% en général), et une part pour les frais généraux (7%), qui finance les frais généraux supportés par sa société de production. Le budget prévoit aussi une part pour les imprévus (10%), qui reste au producteur si elle n'est pas dépensée -ce qui est le cas en général.
Le producteur bénéficie aussi du crédit d'impôt sur les tournages (une niche fiscale de 57 millions d'euros au total).
Par ailleurs, le producteur touche une partie des recettes des entrées en salles dans le cas où le film a un succès suffisant. Précisément, ces recettes vont d'abord au producteur délégué, puis, si le succès est suffisemment important, elles sont ensuite partagées avec les autres co-producteurs, notamment les chaînes de télévision.
Enfin, les producteurs sont propriétaires du film, et donc peuvent engranger de l'argent si la propriété du film est revendue -par exemple, quand un producteur vend son catalogue.

Dépenses: selon les chiffres officiels du CNC, le producteur est un des principaux financiers du film, apportant en moyenne un quart de son budget (soit 283 millions d'euros au total). Mais le CNC explique que cette part apportée par le producteur est en réalité la part du budget qui reste à financer avant le tournage, au moment où le budget est déposé au CNC.
Ce "reste à financer" peut être comblé de plusieurs manières:
-par les fonds propres du producteur, mais c'est assez rare
-par le crédit d'impôt sur les tournages
-par une révision à la baisse du budget (selon une étude du CNC, le budget réel s'avère finalement en moyenne inférieur de 9% au devis prévu)
Bref, l'apport du producteur est rarement constitué d'espèces sonnantes et trébuchantes. "Cette part ne correspond pas, pour l'essentiel, à une prise de risque sur fonds propres du producteur", explique l'Inspection des finances. "Aujourd'hui, le producteur ne met pas son argent en jeu", résume Michel Hazanavicius, le réalisateur de The Artist.

Bilan: l'Inspection des finances souligne "l'absence de risque financier pour le producteur délégué, l'aide publique venant en lieu et place du capital". En pratique, "les sociétés de production indépendantes sont soutenues à toutes les phases de la production, voient dans la très grande majorité des cas le film financé en intégralité avant la sortie en salles, et disposent de mécanismes sécurisant leurs avances en trésorerie".
A l'appui de cette conclusion, le rapport souligne que très peu de producteurs font faillite (3% en 2009). De son côté, le rapport Leclerc recensait en 2001 pas moins de 1 800 sociétés de production agréées...

4/ Les chaînes de télévision

Dépenses: la réglementation impose aux chaînes d'investir dans les films européens une partie de leur chiffre d'affaires: 3,2% pour TF1 et M6, 3,5% pour France Télévisions, et 12,5% pour Canal Plus.
Cet argent (451 millions d'euros au total) peut être dépensé soit en achat de droits de diffusion du film, soit en parts de co-production, ce qui est plus avantageux pour la chaîne. Mais la réglementation impose aussi que la majorité de l'argent soit dépensé en droits de diffusion, et même la totalité pour Canal Plus. En outre, "les producteurs sont réticents à céder des parts de co-production", explique-t-on chez TF1. Au final, 68% de l'argent des chaînes en clair est donc dépensé en simples droits de diffusion.

Recettes: pour une chaîne gratuite, la diffusion du film à l'antenne génère de l'audience, et donc des recettes publicitaires. Pour une chaîne payante, cela incite à souscrire un abonnement. Problème: les films font de moins en moins d'audience à la télévision, en raison du piratage et du succès des séries américaines ou de la télé-réalité. Résultat: les chaînes en programment de moins en moins (cf. ci-contre).
Par ailleurs, quand la chaîne est co-productrice et que le film est un succès, elle est intéressée aux bénéfices. Toutefois, le distributeur puis le producteur délégué se servent avant les chaînes. Il faut donc que le film soit un succès important pour que la chaîne touche quelque chose.

Bilan: TF1 comme M6 déclarent perdre près de la moitié de l'argent ainsi dépensé. La Une indique avoir dû investir 45 millions d'euros en 2012. En face, ses parts de co-producteurs n'ont rapporté que 5 millions d'euros. Si l'on ajoute à cela les recettes publictaires, la Une estime avoir perdu au total 17 millions d'euros. De son côté, la Six dit perdre environ 10 millions d'euros par an, soit la moitié de l'argent investi.
Pour Canal Plus, le bilan ne peut être établi aussi facilement. Selon la chaîne cryptée, le cinéma est la motivation d'abonnement citée spontanément par 57% des nouveaux abonnés, seconde motivation après le sport (66%). La filiale de Vivendi bénéficie aussi d'un immense avantage indirect: dès qu'on s'attaque à elle, tout le 7ème Art se mobilise pour la soutenir...

Conclusion: dans un étude de 2008, Olivier Bomsel estimait qu'il fallait revoir le système en tenant compte de qui sont réellement les gagnants et les perdants: "si les pertes sont mutualisées, les bénéfices, eux, sont privés. Ceci pose, bien entendu un problème de répartition des aides. [...] Plus la filière est subventionnée, plus les bénéfices sont, au final, capturés par des acteurs privés échappant aux obligations d’investissement. En d’autres termes, ce sont les producteurs intégrés aux réseaux d’exploitation de salles qui profitent le plus des succès, mais aussi, de la mutualisation des pertes".

NB: tous les chiffres portent sur l'année 2011 sauf indication contraire

Le titre de l'encadré ici

|||Mais pourquoi les chaînes diffusent des films la nuit?
C'est une des absudités qu'a engendré le système français. Si vous êtes noctambule ou que vous lisez attentivement votre programme TV, vous aurez constaté que les chaînes diffusent des films en pleine nuit. Il ya  bien sûr des vieux films de ciné club sur France 3. Mais aussi des films français récents. Ainsi, TF1 a récemment diffusé Seuls two (2008) à 2h45 du matin. Sur France 2, vous avez pu voir Mr Nobody (2007) à 1h05, ou bien Romaine par -30 (2009) à 1h30... Au total, en 2011, TF1 a diffusé de nuit 13 films français inédits, et France Télévisions 26, indique une étude du CNC. Il s'agit majoritairement de films co-produits par la chaîne: 7 pour TF1, et 18 pour France Télévisions. De manière surprenante, cet exil nocturne concerne même une part importante des co-productions: 39% des films co-produits par TF1 ont été diffusés la nuit en 2011, et 37% pour France Télévisions.
Bien évidemment, à de telles heures, le nombre de spectateurs est epsilonesque, et les recettes publicitaires nulles. Autrement dit, une telle diffusion ne rapporte rien, alors que la chaîne a dépensé de l'argent pour acheter le film, voire le co-produire. Bref, cet argent parti en fumée...
Comment expliquer cette pratique étrange? Un responsable de chaîne privée explique: "la décision d'acheter un film se fait sur le scénario, avant le tournage. Au final, le film peut être raté, ou en tous cas ne pas avoir un potentiel d'audience suffisant pour être diffusé en soirée. Certes, la chaîne n'est pas obligée de diffuser le film, mais une diffusion nocturne reste prise en compte dans les quotas de diffusion de films français". Un professionnel ajoute que la diffusion TV permet aussi de déclencher les versements aux ayants droit.

Jamal Henni