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Financement du cinéma français: ces vérités qui dérangent

La France produit deux fois plus de films que dans les années 80, mais ce n'est pas un problème selon le CNC

La France produit deux fois plus de films que dans les années 80, mais ce n'est pas un problème selon le CNC - -

Des producteurs qui ne prennent aucun risque financier, pour produire des films qui ne seront vus que par une poignée de spectateurs et qui ne seront jamais rentables... Enquête sur les travers du "modèle" français.

Le cinéma français est en ébullition. Le 28 décembre, le producteur Vincent Maraval (Wild Bunch) brisait un tabou en dénonçant la hausse des salaires des acteurs français, qui a entraîné une inflation des budgets des films, et donc rendu plus difficile leur rentabilité. C'est la première fois qu'un homme du système ose remettre en cause publiquement le "modèle" du cinéma français, qui est soutenu unanimement par tout le secteur.

Toutefois, il existait déjà une poignée d'études critiques -certaines restées secrètes- qui avaient pointé les travers du système. Revue de détail.

1/ La surchauffe menace

Les statistiques fournies par le CNC (Centre national du cinéma) parlent d'elle-mêmes (cf. ci-contre). Le cinéma français est au sommum de son opulence. Jamais on n'y a autant investit d'argent. Et jamais on a produit autant de films à gros budget. Certes, cette progression en valeur est due en partie à l'inflation. Mais, en volume, on constate que le nombre de films produits chaque année a, lui aussi, explosé, doublant depuis les années 80. Inversement, aux Etats-Unis, le nombre de films, après avoir atteint un plus haut en 2008, a ensuite reculé.

Et la hausse des salaires des stars françaises pointée par Vincent Maraval est aussi visible dans les statistiques, qui montrent une explosion des cachets versés aux acteurs, et en particulier aux premiers rôles.

L'actuel patron du CNC, Eric Garandeau, nommé il y a deux ans, réfute l'idée qu'on produise trop de films, et assure que cette profusion est nécessaire pour faire éclore les talents. Oubliant au passage que les talents naissaient aussi bien quand on produisait moins de films...

Mais son prédécesseur Véronique Cayla tenait un discours différent. En 2005, lorsque la production avait atteint un premier record de 240 films, elle avait pris des mesures pour refroidir la machine. Il faudrait "que notre politique d'aide ne devienne pas trop nataliste", déclarait-elle alors, exprimant son "inquiétude" face à cette "surchauffe". Selon elle, dépasser le rythme moyen de 210 films par an "serait sans doute dangereux pour assurer une exposition en salles à l'ensemble des films".

Et en 2003, le rapport de Jean-Pierre Leclerc affirmait déjà: "les chiffres montrent que, déjà, bon nombre des 200 films agréés chaque année ne sont pas exposés dans des conditions satisfaisantes. Il existe une limite pratique, et non seulement financière, à la production française, dont il y a tout lieu de se demander si, s'agissant du nombre des films produits, elle n'a pas été atteinte, voire dépassée, par les chiffres exceptionnels des années 2001 et 2002. L'assertion selon laquelle il est possible de produire 250 ou 300 films apparaît donc empreinte d'un faible réalisme".

Enfin, Eric Garandeau répète qu'il y a une corrélation entre le nombre de films français produits et la part des films français dans les entrées en salles. Or les chiffres démontrent le contraire: dans les années 80, on produisait moins de 150 films français par an, et sa part de marché en salles était supérieur à 40%.

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2/ Une industrie globalement déficitaire

L'industrie du cinéma est "structurellement déficitaire". Telle était la conclusion d'une étude menée en 2008 par Cécile Chamaret et Olivier Bomsel, chercheur mais aussi producteur de cinéma à ses heures, qui avaient étudié la rentabilité des 162 films français produits en 2005. Verdict: seuls 12% de ces films étaient rentables. L'étude montre notamment que plus le budget est gros, plus le film a des chances d'être rentable. Ainsi, parmi les films à plus de sept millions d'euros, 19% sont rentables. Inversement, aucun des films à moins d'un million d'euros n'a atteint l'équilibre...

Globalement, ces 162 films ont coûté 872 millions d'euros, mais n'ont rapporté que 563 millions d'euros. Autrement dit, pour 100 euros investis, seulement 64 euros de recettes sont engrangées. Pire: l'étude relève que, "si les pertes sont mutualisées, les bénéfices, eux, sont privés, ce qui pose un problème de répartition des aides".

Le Point évoque une autre étude, menée en 2004 par le Bipe pour le CNC, basée sur les films produits en 1996 et qui donne des résultats similaires: 12% à 17% des films étudiés ont été rentables. Et pour 100 euros investis, seuls 75 euros de recettes sont engrangés...

3/ Des parts de marché pas si florissantes

C'est le principal argument avancé par les défenseurs du système français: les aides au 7ème Art ont permis de sauver la production hexagonale face aux films hollywoodiens, qui triomphent partout ailleurs. Preuve avancée: les films français représentent toujours une part importante des entrées en salles. Cet argument a encore été avancé mercredi par le CNC: "En 2012, la part de marché des films français demeure à un niveau élevé à 40,2%, après une année 2011 déjà exceptionnelle avec 40,9%. La part de marché du cinéma américain est estimée à 45,3% en 2012".

Ce discours est tempéré par un rapport de l’Inspection des finances datant de 2011 et resté confidentiel. "La présentation qui est parfois faite du système français comme étant le seul en Europe à être parvenu à sauver un cinéma national doit être nuancé, du moins si l’on se réfère aux parts des recettes salles", indique le rapport, qui cite en exemple l’Italie, où les films nationaux ont réalisé 29,3% des entrées en salles en 2010. Surtout, "la part des films américains dans le pourcentage total des entrées a significativement augmenté dans les années 80, sans que les films français n'arrivent à reconquérir les parts de marché perdues, rappelle le rapport. Jusqu’en 1987, la part française n’était jamais inférieure à 43%".

4/ Des films peu vus

Dans un rapport publié l'an dernier, la Cour des comptes soulignait la part de marché du cinéma français est essentiellement due à quelques films à succès. "En 2010, dix films français concentrent 41% des entrées en salles concernant des films français", indique le rapport.

Car la grande majorité des films français produits font un bide: en 2010, 60% ont été vus par moins de 50 000 spectateurs. Plus préoccupant: ce taux est en forte hausse -il était de 51% en 2001.

Explication: ces films sortent dans très peu de salles. La moitié des films français sortent avec moins de 50 copies, et 35% sur moins de 25 copies. "Cette sortie limitée obère structurellement la capacité d’un film à rencontrer un public, pour une durée d’exploitation moyenne limitée à quelques semaines", pointe le rapport. Au final, "la multiplication du nombre de films produits et exposés en salles (595 en 2011) ne peut qu’entraîner un taux d’échec structurellement important".

En conclusion, le rapport constate "une évolution, progressive mais marquée, vers un marché à deux vitesses: le marché des films commerciaux porteurs, attirant toujours plus de spectateurs, et le marché des films moins porteurs, où s’accumulent de plus en plus de films enregistrant des résultats médiocres ou franchement mauvais".

Pour la Cour, "soutenir la production cinématographique sur des fonds publics n’a de sens que si le film produit a des chances d’être convenablement exposé". Le rapport "s'interroge sur la pertinence du soutien à des films qui ne pourront rencontrer, pour des raisons tenant aux limites matérielles du réseau de salles, qu’un public restreint, voire marginal".

5/ Des producteurs qui ne prennent aucun risque financier

En 2011, le rapport confidentiel de l’Inspection des finances avait décrypté le financement des films français. "Les films sont financés à 80% par d’autres intervenants que le producteur, dont la part dépasse rarement 30% du devis". En outre, "la part du producteur ne correspond pas, pour l’essentiel, à une prise de risque sur fonds propres du producteur".

En effet, les producteurs indépendants "disposent de mécanismes sécurisant leurs avances en trésorerie. De fait, ils ne courent aucun risque financier, l’aide publique venant en lieu et place du capital". Autrement dit, "la sécurisation du producteur délégué a eu pour effet de supprimer la quasi-totalité du risque en capital de ce dernier –hors grosses productions".

Résultat: le producteur "voit dans la très grande majorité des cas le film financé en intégralité avant sa sortie en salles".

6/ Des avances jamais remboursées

Parmi les dizaines de subventions distribuées par le CNC, l'avance sur recettes est l'une des plus célèbres et anciennes. Créée en 1959, elle est attribuée, avant le tournage, par une commission qui se prononce sur le scénario. Elle est très demandée: une cinquantaine de films sont aidés chaque année, pour 700 candidatures.

En théorie, elle est censée aider les premiers films (qui représentent 40% des films aidés par l’avance) et les films indépendants. Mais en pratique, des films grand public en ont bénéficié comme Tout ce qui brille, L’arnacœur ou La princesse de Montpensier.

L’enveloppe distribuée se situe entre 20 et 25 millions d’euros par an ces dernières années, contre 5 à 15 millions dans les années 80. Depuis dix ans, l’aide est passée de 500 000 à 700 000 euros maximum par film.

En théorie, il s’agit, comme son nom l’indique, d’un prêt qui doit être remboursé avec les recettes d’exploitation du film. Mais en réalité, le CNC ne revoit quasiment jamais la couleur de son argent: selon le rapport de l’Inspection des finances, l’avance n’est "effectivement remboursée qu’à hauteur de 10% à 12%". Explication probable: la plupart des films qui bénéficient de cette avance ne sont pas rentables...

NB: les défenseurs du système français assurent aussi que les aides versées aux films ne sont qu'une redistribution de taxes prélevées sur le secteur. En réalité, l'Inspection des finances puis la Cour des comptes ont démontré que la grande majorité des subventions est constituée d'argent public. Ces aides peuvent représenter jusqu'à 60% du budget d'un film.

Jamal Henni