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France Télévisions: une débauche de moyens sur le web

Bruno Patino (directeur général délégué au numérique) avec son PDG Rémy Pflimlin

Bruno Patino (directeur général délégué au numérique) avec son PDG Rémy Pflimlin - Crédits photo : nom de l'auteur / SOURCE

Suite de notre enquête sur la stratégie internet du service public. Le budget a plus que triplé, mais les résultats sont mitigés: les audiences et les recettes ont légèrement progressé, et donc le déficit a explosé.

A son arrivée à la tête de France Télévisions en 2010, Rémy Pflimlin a décidé de mettre le paquet sur internet.

Il a confié cette activité à Bruno Patino, qui a obtenu une débauche de moyens, alors que le reste du groupe devait se serrer la ceinture.

Le budget a plus que triplé: il est passé de 23 millions d'euros en 2009 à 46 millions en 2011, et enfin 78 millions en 2014. Et encore, c'est moins que les chiffres mirifiques promis initialement. En effet, le Contrat d'objectifs et de moyens de 2011 prévoyait que ce budget passe à 125 millions d'euros en 2015.

Doublement des effectifs

Grâce à tout cet argent, l'effectif a doublé.

"Les Editions Numériques emploient 148 équivalent temps plein [contre 84 personnes auparavant]. Il y a aussi les journalistes de la rédaction web: 30 à la rédaction nationale, et 60 en régions. En outre, nous avons recours à des prestataires externes -essentiellement dans l'informatique et le marketing- et des consultants experts dans des domaines précis", détaille Laurent Frisch, directeur des Editions Numériques.

L'audience progresse d'un quart

Cette débauche de moyens ont donné quelques résultats. L'audience sur internet fixe a gagné quelque 2 millions de visiteurs uniques (+27%).

Toutefois, les chaînes publiques sont soupçonnées de doper artificiellement cette audience en achetant des mots clés sur Google -en interne, la rumeur parle de 700.000 à un million d'euros dépensés par an. "C'est beaucoup moins que 700.000 euros, ça n'a pas augmenté, et ça va même baisser en 2014", assure Laurent Frisch, qui refuse cependant de donner le moindre chiffre.

Le dirigeant met en avant les progressions dans le mobile et la vidéo, "où nos audiences étaient quasiment nulles il y a trois ans".

Faible progression des recettes

Hélas, les recettes n'ont pas suivi l'explosion des dépenses: elles devraient atteindre cette année environ 30 millions d'euros, contre 19 millions d'euros en 2009.

Ces recettes ont plusieurs sources. D'une part, l'audiotel et le SMS, qui rapportent une demi-douzaine de millions d'euros par an.

Ensuite, des marques sponsorisent certains services (par exemple, le service de télévision connectée de Roland Garros parrainé par Peugeot), ce qui rapporte quelques millions par an.

A cela s'ajoute la vidéo-à-la-demande, qui doit rapporter 6 millions d'euros cette année -soit quatre fois moins que chez TF1...

Surtout, il y a la publicité sur internet, qui, après avoir légèrement reculé en 2013, doit rapporter 15 millions d'euros en 2014, aux dires du PDG Rémy Pflimlin. Une déclaration que n'endosse pas Laurent Frisch: "ces 15 millions d'euros sont une ambition interne, supérieure à l’objectif budgétaire, donc en aucun cas un objectif formel". Selon un dirigeant, cet objectif de 15 millions aurait même été repoussé à 2015.

En tous cas, l'objectif d'un "triplement de la publicité à l'horizon 2015" [soit 25 millions d'euros], qui figurait le contrat d'objectifs et de moyens de 2011, est abandonné, et a disparu du nouveau contrat adopté l'an dernier...

Des choix surprenants

Il faut dire que les équipes de Bruno Patino ont fait plusieurs choix surprenants qui ont handicapé les recettes.

D'abord, le site de vente de DVD boutique.francetv.com, qui réalisait 0,5 à 1 million d'euros de chiffre d’affaires, a été fermé, et les internautes sont aujourd'hui redirigés vers le site d'Amazon.

Côté jeux, les pages web de Tout le monde veut prendre sa place et Question pour un champion étaient autrefois rafaichies une fois par question -une astuce qui permettait de récolter plus de publicité. Désormais, elles sont rafraîchies une fois par manche. Résultat: le nombre de pages vues s'est effondré... "Mais ce nombre de pages vues n'est plus un indicateur pertinent, car il peut être manipulé facilement", balaie Laurent Frisch.

Surtout, il a été décidé de ne pas mettre de publicité sur le site francetvinfo. "Nous avons fait ce choix afin de ne pas déstabiliser un marché fragile, celui des sites de presse", assure Laurent Frisch.

45 millions d'euros de pertes en 2014

Au final, les activités numériques se sont mis à perdre beaucoup d'argent, l'écart entre coûts et recettes se creusant. Cet écart peut être estimé à environ -45 millions d'euros cette année, contre moins d'un million en 2010.

Laurent Frisch tient à préciser que 2010 et 2014 ne sont pas exactement comparables, car le périmètre a légèrement évolué, mais il refuse de fournir une évolution à périmètre comparable.

Une chaîne privée conclut: "la rentabilité n'est visiblement pas le critère de France Télévisions. Par exemple, pour le second écran, France Télévisions a développé des applications différentes pour plusieurs émissions, ou même des applications éphémères pour de grands événements, ce qui coûte très cher. Les chaînes privées ne développent qu'une application par chaîne dans laquelle elles insèrent les différentes émissions. C'est le seul moyen d'être rentable".

A titre de comparaison, les activités internet de TF1 sont largement rentables, avec 20,6% de marge opérationnelle pour e-TF1 en 2013...

Mais Laurent Frisch assume: "l'innovation est rentable de manière globale et dans la durée. Si vous voulez compter sur internet, ne pas innover est suicidaire..."

Mise à jour: lors d'une conférence de presse jeudi 20 mars, Bruno Patino a chiffré pour 2013 le budget total du numérique à 67 millions d'euros, et les recettes à 28 millions d'euros (soit un écart de 39 millions d'euros).
Pour 2014, il a chiffré le budget à "un peu moins de 80 millions d'euros" et les recettes "entre 32 et 33 millions d'euros", dont 14 millions d'euros de publicité (soit un écart de 47,5 millions d'euros).
Selon lui "60% des coûts sont couverts par les recettes. Toutefois, le but n'est pas la rentabilité mais l'utilité sociale".
Concernant les recettes publicitaires, il a admis "une déception, car il est vrai qu'on aurait pu espérer une progression plus forte".

Le titre de l'encadré ici

|||Les recettes publicitaires sur internet (en millions d'euros)

2009 : 4
2010 : 6,5
2011 : 7
2012 : 10,5
2013 : 10

Source: France Télévisions

Le titre de l'encadré ici

|||Les audiences sur internet fixe (millions de visiteurs uniques, moyenne mensuelle)

2009 : 7,3
2010 : 7,8
2011 : 8,2
2012 : 9,4
2013 : 9,95

Source: Médiamétrie

Le titre de l'encadré ici

|||Les pages vues sur internet fixe (en millions, moyenne mensuelle)

2009 : 342
2010 : 390 (hors jeux: 128)
2011 : 267 (hors jeux: 134)
2012 : 150 (hors jeux: 118)
2013 : 104

Source:  Médiamétrie

Jamal Henni