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Front commun contre l'arrivée de Canal Plus dans la télévision gratuite

Un front commun inédit

Un front commun inédit - -

Pour la première fois, TF1, M6 et France Télévisions ont pris la parole ensemble, craignant une déstabilisation du secteur suite au rachat de Direct 8 par Canal Plus.

C'est une première historique: TF1, M6 et France Télévisions s'exprimant côte à côte, face à la presse dans un même combat. Ces trois concurrents ont mis de côté leur rivalité pour dénoncer jeudi 13 septembre les dangers de l'arrivée de Canal Plus dans la télévision gratuite. L'union sacrée aurait même pu être plus large, mais "certains ont peur de s'exprimer compte tenu de la puissance de feu de Canal Plus", a expliqué Karine Blouet, secrétaire générale de la Six. "Nous demandons au CSA de réunir les conditions d'une concurrence équitable", confirme Martin Ajdari, directeur général aux finances de France Télévisions. ""L'ensemble des chaînes en clair sont très inquiètes, car cette arrivée bouleverse l'équilibre très fragile du marché. Depuis 25 ans, tout le financement de la télévision repose sur la complémentarité entre chaînes gratuites et payantes", a rappelé Jean-Michel Counillon, secrétaire général de la Une. Un argument balayé par Canal, qui rappelle que le duo TF1-M6 s'était déjà vivement opposé à l'arrivée de la TNT, mais y a finalement très bien survécu, voyant sa part du marché publicitaire croître de 72% à 76% depuis 2005.

Mais les trois groupes ont peur que la filiale de Vivendi ne leur ravisse leurs programmes à succès. "Nous risquons d'être handicapés par l'assèchement du marché, et d'être privés des films et des rencontres sportives les plus attractifs", craint le dirigeant de France Télévisions. TF1 abonde: "Une offre nouvelle, ce n'est pas piquer les programmes existants des chaînes historiques. Où est l'enrichissement pour le spectateur s'il s'agit juste de piquer Mentalist ou Laurence Ferrari?". M6 s'interroge: "Ce rachat vise-t-il à reconstituer une chaîne historique ou à diversifier l'offre?".

Canal rétorque que ses capacités d'achat de programmes ont d'ores-et-déjà bien encadrées par l'Autorité de la concurrence. En particulier, Direct 8 ne pourra conclure un contrat cadre (output deal) qu'avec une seule major hollywoodienne, alors que TF1 et M6 en ont chacun trois aujourd'hui. En outre, les programmes achetés par Direct 8 sont dans plusieurs cas ceux dont personne n'a voulu, comme la série américaine The Event (revendu par TF1), le retour de la Nouvelle star (produit par Freemantle, société soeur de M6), ou encore la télé-réalité américaine Amazing Race (diffusée sur CBS depuis 17 ans sans avoir intéressé les chaînes françaises).

Une chaîne qui ne correspond pas au projet promis

Autre argument du trio: la nouvelle Direct 8 est bien plus inquiétante que projet esquissé au départ par la chaîne cryptée, à l'époque désireuse d'apaiser les inquiétudes.

L'audience? Le trio ne croît pas que Direct 8 se contentera des 4% officiellement visés par son nouveau propriétaire. "Si Canal Plus vient sur la TV gratuite, ce n'est pas pour faire 3% à 4%", dit Martin Ajdari. Karine Blouet confirme: "Direct 8 va passer assez rapidement à 5% à 6%".

La cible publicitaire des CSP+? "Tout ce que Canal a acheté pour Direct 8, que ce soit les émissions ou les animateurs, n'est pas positionné sur les CSP+", pointe Jean-Michel Counillon, qui relève l'achat d'Amazing Race, un programme plutôt grand public. "Leurs contenus et leurs cibles sont potentiellement proches de ceux de la Deux", craint Martin Ajdari. Mais la filiale de Vivendi maintient que Direct 8 visera bien les CSP+, qui sont depuis six ans la cible unique de la régie de Canal Plus, qui a cessé d'adresser les ménagères chères à TF1 et M6. Elle ajoute que cette régie a seulement 15% d'annonceurs communs avec TF1 ou M6, et donc que Direct 8 ne pourra leur ravir au mieux qu'une vingtaine de millions d'euros de recettes publicitaires.

Les films d'auteur français? Il y a un an et demi, le président de Canal Plus Bertrand Meheut promettait de diffuser des films français qui n'étaient pas achetés jusqu'alors par une chaîne gratuite. Une promesse réitérée il y a un an à Dijon par le directeur général Rodolphe Belmer. "Ces promesses ont été totalement enterrées", déplore un lobbyiste du 7e Art, tenant à garder l'anonymat. Le trio réclame donc que soit imposée une clause de diversité, obligeant à diffuser des films à petit budget. "Le seul intérêt pour le spectateur est que Direct 8 diffuse les films qui ne sont jusqu'à présent pas co-produits par une chaîne en clair", dit Jean-Michel Counillon. Karine Blouet ajoute: "Il n'y a eu aucun engagement sur la diversité des films, contrairement à ce que Canal avait promis. Mais nous n'avons jamais demandé à ce que Direct 8 diffuse des films ayant réalisé moins de 50 000 entrées". Une information avancée par Le Point, qui avait rendu furieux les amateurs de films d'auteur. Mais Canal rétorque qu'une telle clause de diversité a déjà été imposée par le gendarme de la concurrence (qui lui impose d'acheter cinq films avec un budget compris entre 7 et 10 millions d'euros), et qu'une autre est en discussion avec le CSA.

Les chaînes historiques visent, elles, les mêmes films à gros budget. "Chaque année, il n'y a qu'une quarantaine de films susceptibles d'amener de l'audience, et donc d'être achetés par les chaînes en clair", dit Jean-Michel Counillon. Or, sur les 50 films produits chaque année avec un budget de plus de cinq millions d'euros, Canal en achète... 47 pour une diffusion payante, selon le CSA. Le trio craint donc que la chaîne cryptée ne couple cet achat en payant avec les droits en gratuit. Certes, le gendarme de la concurrence a limité à 20 par an le nombre de films qui pourront être achetés à la fois en payant et en gratuit. Mais c'est insuffisant, selon Jean-Michel Counillon: "20 films par an, c'est ce que TF1 achète. Canal Plus pourra donc tout nous prendre". D'autant qu'un producteur de cinéma peut difficilement dire non à Canal. "Le cinéma est dépendant économiquement et politiquement de Canal Plus", fustige TF1. Même son de cloche chez M6: "La marge de négociation face à Canal Plus est inexistante. Les producteurs indépendants sont extrêmements inquiets, et tout à fait d'accord avec nous". Mais Canal répond que sur les 20 films, seulement deux pourront avoir un gros budget (plus de 15 millions d'euros), et donc intéresser la Une.

L'avantage du porno

Last but not least, les atouts dont bénéficie la chaîne cryptée ont été fustigés. Karine Blouet rappelle: "Depuis sa création, Canal Plus a bénéficié d'une palanquée d'avantages. C'est la seule chaîne payante au monde a bénéficier d'une fréquence hertzienne. C'est la seule chaîne hertzienne au monde à diffuser du porno. Quant à ses tranches en clair, elles récoltent déjà plus de publicité que les deux leaders de la TNT réunis, TMC et W9". En outre, la facture moyenne par abonné (48 euros) est une des plus élevées d'Europe. Sans compter la TVA réduite dont bénéfice la chaîne- soit une économie de 460 millions d'euros par an. "Ces avantages fiscaux et réglementaires sont-ils toujours justifiés?", conclut-elle.

De son côté, Jean-Michel Counillon a fustigé "la puissance monopolistique" de Canal sur le marché de la TV payante. "Canal Plus est adossé à une rente de situation. Aucun acteur n'a pu le déloger", a-t-il rappelé, citant les précédents échecs de TPS et d'Orange. Grâce à cette position, Canal Plus génère "800 millions d'euros de bénéfices opérationnels et quatre milliards de cash flows, soit plus que les 3,5 milliards générés par les chaînes gratuites". Conclusion: "Canal Plus va utiliser son monopole captif pour déstabiliser le marché de la publicité. Ses abonnés vont payer indirectement les programmes de Direct 8..."

Jamal Henni