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Gilets jaunes : pourquoi les établissements financiers n’ont-ils pas été lanceurs d’alerte ?

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- - Boris Horvat - AFP

Pourquoi les comportements d’épargne des Français représentent-ils un marqueur économique et social aussi important que négligé ?

Récemment, un grand établissement financier a produit un rapport sur les comportements d’épargne des Français qui souligne l’aversion au risque de ces derniers. Les Français privilégient massivement les placements les plus liquides et sûrs. Or, montre le rapport, cela n’est certainement pas à même de leur permettre d’atteindre ni leurs objectifs de rendement, ni leurs objectifs d’épargne à long terme, comme de se constituer un patrimoine. Pour cela, il faudrait notamment qu’ils placent davantage leur épargne en actions. Mais pour cela, il faudrait plus de pédagogie pour leur expliquer et les convaincre.

Ce rapport laisse une impression assez étrange. Commençant par noter qu’à peine un peu plus de la moitié des Français se disent confiants dans leur situation monétaire pour les trois prochaines années (!), il ne se demande pas un instant pourquoi. Et dès lors que se constituer une épargne de précaution face aux imprévus et pour la retraite est devenu le premier motif d’épargne en France, bien avant toute constitution de patrimoine, le rapport ne se demande pas davantage si cet ordre de priorité est contraint ou non. S’il est vécu comme normal ou satisfaisant par les intéressés eux-mêmes. Non. Les Français sont comme ça, estime-t-on. Naturellement frileux. Et, heureusement, ce grand établissement est là pour leur expliquer ce qu’ils devraient faire.

Il n’est pas besoin de préciser quel grand établissement a produit ce rapport car, loin de n’engager que lui, de tels jugements sont fréquents. Ils correspondent à la vision des épargnants français la plus communément partagée. Laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, se fonde sur des données assez approximatives. Peu explicites et pouvant susciter des confusions, notamment, les chiffres publiés par l’INSEE à cet égard datent de 2011. Mais on considère que les comportements d’épargne sont très stables à moyen terme et, puisqu’il en ressort que les Français sont parmi les plus gros épargnants (derrière les Allemands et les Suisses mais loin devant les Anglais ou les Américains), cela nourrit toutes sortes de préjugés, régulièrement repris par la presse. Au fond, estime-t-on, les Français n’ont pas trop à se plaindre ! Ils sont bien plus à l’aise qu’ils ne le disent. Et ils sont surtout frileux, attachés à leur bas de laine et à leur livret A. Pire, même, ils sont sans doute un peu pingres.

Toutefois, même s’ils sont très flous en termes d’analyse (éléments effectivement pris en compte, impact des prix immobiliers sur l’estimation de l’épargne, effet des retraites, etc.), les chiffres de l’INSEE sont très clairs sur un point : les Français, qu’on répute de gros rentiers égoïstes et frileux, ont en fait à peine les moyens de se constituer un vrai patrimoine !

Un aveuglement total face aux réalités de l’épargne

En 2011, 80% des Français épargnaient en moyenne moins de 7 000 € par an et 60% moins de 5 000 €. Soit de 600 à 400 € par mois. Vraiment, on va en bourse avec de telles sommes !? Les 20% des Français les plus modestes, épargnaient moins de 1 500 € par an. A peine de quoi faire face à une dépense un peu élevée. Tandis que les 20% des Français les plus à l’aise épargnaient en moyenne 22 800 € par an. De sorte que le taux d’épargne moyen élevé des Français ne cache en réalité qu’un clivage de plus en plus fort entre ceux qui accèdent à la constitution d’un patrimoine et les autres. A la fois cause et conséquence, les prix de l’immobilier en France sont les marqueurs de cette fracture. Les 10% les plus modestes ont un patrimoine brut estimé à 2 000 € et les 10% les plus riches un patrimoine moyen de 1,2 million €. La moitié des ménages possèdent 92% des avoirs patrimoniaux. De fait, la moitié des ménages seulement, en France, accèdent au crédit immobilier. Et l’on pourrait en fait formuler l’hypothèse que le taux d’épargne relativement élevé en France traduit, au moins en partie et notamment par rapport aux pays anglo-saxons, un accès plus limité des ménages au crédit.

Quoi qu’il en soit, la vision que développent nombre d’établissements financiers, qu’illustre le rapport cité ci-dessus, parait d’un aveuglement total face aux réalités de l’épargne, aussi bien que face à leurs évolutions. Car si l’on considère notamment que les comportements sont stables en ce domaine, il n’en est rien. Le taux d’épargne moyen est passé de 17% en 2011 à 13,9% en 2016. Cette année-là, à l’occasion d’une enquête, 65% des ménages déclaraient épargner moins de 200 € par mois. Dans ces conditions et face à des taux très bas, l’argent n’est même plus placé. Il est laissé sur les comptes courants, dont les encours se sont envolés depuis dix ans.

Il est très surprenant qu’on dispose de si peu d’éléments détaillés, facilement accessibles, concernant l’affectation et la durée moyenne des économies des Français. Toutefois, 400 € épargnés en moyenne par mois en 2011 permettaient à 60% des ménages (au moins pour la moitié la plus aisée d’entre eux), sinon de se constituer un patrimoine conséquent, au moins d’assurer la prise en charge de certains « extras » (loisirs, vacances, …). Avec moins de 200 €, il n’en est plus guère question sans d’importants sacrifices. Or c’est exactement ce qui est souvent mis en avant aujourd’hui : l’impossibilité de se payer un restaurant en famille, de faire des cadeaux aux enfants,…

Cependant, qu’ont perçu ces établissements financiers qui parlent de pédagogie ? Ce n’est même pas que les chiffres manquent. C’est qu’il faudrait, pour les voir, accepter de revenir sur certaines idées reçues. Les établissements financiers pourraient alors servir de lanceurs d’alerte… pour eux-mêmes déjà ! Car quand on en vient à ce que 65% des ménages n’ont pas plus de 200 € devant eux à la fin du mois, c’est toute l’activité de banque de détail qui est menacée. Les conséquences en ont été perceptibles dans les résultats des banques ces dernières années. Avant d’apparaître sur les ronds-points et dans nos rues.

Guillaume ALMERAS