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Publicis condamné à verser 1,6 million d'euros à son ancien n°2

Elisabeth Badinter et Maurice Levy à l'assemblée générale de Publicis

Elisabeth Badinter et Maurice Levy à l'assemblée générale de Publicis - AFP PIerre Verdy

Le conseil des prud'hommes de Paris a accordé 1,6 million d'euros à Jean-Yves Naouri, qui avait licencié en 2014 par l'agence de publicité.

Enfin! Après quatre ans de procédure, le conseil des prud'hommes de Paris a rendu mercredi 4 juillet son verdict suite à la plainte déposée par Jean-Yves Naouri contre son ancien employeur, Publicis. L'ancien numéro 2 avait été licencié en 2014 pour un "motif réel et sérieux" après vingt ans de bons et loyaux services. L'agence de publicité lui avait alors seulement versé 507.778 euros d'indemnités de licenciement, correspondant au minimum prévu par la convention collective de la publicité.

Jugeant la somme insuffisante, Jean-Yves Naouri a saisi les prud'hommes. Mercredi 4 juillet, le conseil des prud'hommes de Paris lui a accordé 1,6 million d'euros à l'ancien directeur opérationnel du groupe publicitaire: 374.902 euros d'indemnités de licenciements, plus 1,2 million de bonus non versés. Mais il n'a pas accordé les 2,3 millions supplémentaires réclamés par Jean-Yves Naouri pour indemniser son préjudice.

Déballage de linge sale

"Jean-Yves Naouri a passé les meilleures années de sa vie professionnelle au service d'un employeur qui s'est comporté comme un tartuffe, un hypocrite. Il a été trompé", avait plaidé son avocat Georges Terrier lors de l'audience devant les prud'hommes le 25 avril.

Une audience qui a été l'occasion d'un déballage de linge sale en public, et révélé plusieurs coulisses du géant de la publicité.

Jean-Yves Naouri a affirmé notamment que son ancien employeur lui avait bien promis de devenir numéro 1, en succédant à Maurice Levy à la présidence du directoire (ce sera finalement Arthur Sadoun). A l'appui, il a avancé plusieurs éléments. D'abord, le 6 mars 2013, le conseil de surveillance l'avait qualifié de "principal candidat" à la succession de Maurice Levy. Ensuite, le 27 mai 2013, la présidente du conseil de surveillance, Elisabeth Badinter, lui avait promis une promotion, comme en atteste un email envoyé par Maurice Levy à Jean-Yves Naouri le 15 septembre 2013:

"j'ai rappelé [aux administrateurs] les promesses qui vous avaient été faites, la proposition d'Elisabeth avant le conseil [de surveillance] de mai, et qui vous a été confirmée après le conseil. Votre sentiment d'avoir été manipulé... Et votre déception".

Mais quelle était cette promesse? Selon Jean-Yves Naouri, il s'agissait bien de succéder à Maurice Levy d'ici fin 2015. Mais Publicis a répondu qu'il s'agissait juste de devenir vice-président du directoire. "Chaque salarié n'a pas vocation à devenir président d'un groupe", a plaidé Marie-Alice Jourde, avocate de Publicis, déplorant que Jean-Yves Naouri ait "harcelé" et "pilonné" Maurice Levy pour lui succéder.

Succession repoussée

Finalement, c'est seulement en mai 2017 qu'Arthur Sadoun a remplacé à la présidence du directoire Maurice Levy, qui lui-même a succédé à Elisabeth Badinter à la présidence du conseil de surveillance. 

Si cette succession a tant tardé, c'est parce qu'Elisabeth Badinter ne voulait pas lâcher son poste, à en croire l'avocat de Jean-Yves Naouri: "Elisabeth Badinter détenait pour un milliard d'euros en actions Publicis, et aurait donc dû payer 15 millions d'euros d'ISF par an si elle quittait la présidence du conseil de surveillance", a-t-il expliqué lors de l'audience.

En effet, tant qu'Elisabeth Badinter était présidente du conseil de surveillance, le fisc considérait ses actions Publicis comme un bien professionnel, et l'exonérait d'impôt sur la fortune. Mais la philosophe est devenue redevable de cet impôt dès qu'elle a quitté la présidence du conseil de surveillance en mai 2017. Toutefois, elle n'a pas payé l'ISF très longtemps, cet impôt ayant été supprimé depuis début 2018...

Négociations secrètes

Autre reproche de Jean-Yves Naouri: avoir été tenu à l'écart des négociations de fusion avec Omnicom. Il n'en a été informé que le 7 juillet 2013, soit vingt jours avant l'annonce officielle de la fusion... Alors que ces négociations avaient été entamées depuis début 2013, et avaient abouti le 21 juin 2013.

Mais, pour l'avocate de Publicis, Maurice Levy n'a rien dit car le président du directoire craignait des fuites, et trouvait son bras droit trop "bavard". 

Jean-Yves Naouri a d'autant plus mal pris la fusion avec Omnicom qu'elle faisait disparaître ses perspectives de devenir n°1 (poste dévolu au patron d'Omnicom, John Wren). Le numéro 2 de Publicis a alors menacé de partir, et exigé pour rester "un salaire porté immédiatement à 5 millions d'euros, une indemnité de 6 millions d'euros pour atteinte à son image, et, pour la suite, un vrai rôle de numéro 2 du nouvel ensemble, avec un contrat ferme de 8 ans, et une rémunération minimum de 15 millions de dollars". Des exigences refusées par Maurice Levy... Lors de l'audience, Jean-Yves Naouri a "confessé une provocation" sur ce point.

Finalement, en mai 2014, le projet de fusion avec Omnicom échoue, "pour des querelles d'égo", à en croire l'avocat de Jean-Yves Naouri.

Louanges de Maurice Levy

Mais les débats ont aussi porté sur les capacités professionnelles de Jean-Yves Naouri. Publicis, pour justifier son licenciement, l'a accablé: "mauvais résultats", "attitude négative", "divergences de vue sur la stratégie", "hostilité sourde au rapprochement avec Omnicom", "renfermement progressif en lui-même", "désintérêt pour son travail", refus de rester dans le groupe, "ne pas savoir garder la confidentialité", "ressentiment obstiné à l'égard de Maurice Levy"...

Ce à quoi son avocat a répondu: "Jean-Yves Naouri travaillait 18 heures par jour, il était en déplacement 200 jours par an. Il a fallu 6 personnes pour le remplacer et occuper toutes ses fonctions".

Surtout, le dauphin déchu à exhumé plusieurs emails louangeurs envoyés par Maurice Levy:

Le 4 aout 2013: "je comprends que vous soyez blessé et heurté... Je vous ai toujours fait une confiance à 200%... Bien que vous fassiez votre travail de façon irréprochable, il nous faut sortir de cette situation... Vos conditions seront les miennes". 
Le 21 mai 2014: "je n'ai aucun reproche à vous faire, ni sur votre comportement, ni sur votre façon de mener vos missions"

L'avocat de Jean-Yves Naouri a enfin assuré que son client n'était pas un "homme d'argent", soulignant qu'il gagnait seulement 1,6 million d'euros par an (dont 700.000 euros de fixe). Soit moins que Maurice Levy (de 3 à 16 millions d'euros selon les années). Mais aussi moins que le numéro 3 (3,2 millions d'euros) et même le numéro 4 (2,2 millions d'euros).

Guère convaincue, l'avocate de Publicis a rétorqué en rappelant les montants faramineux réclamés par le dauphin déchu dans cette affaire (cf. encadré ci-dessous), et a conclu: "Publicis a fait la fortune de Jean-Yves Naouri".

Mise à jour: Publicis a réagi au verdict des prud'hommes en publiant un communiqué (cf ci-dessous). De son côté, l'avocat de Jean-Yves Naouri Georges Terrier ne nous a pas répondu. 

Une autre procédure devant le tribunal de commerce

Initialement, Jean-Yves Naouri a négocié avec Publicis un accord de départ à l'amiable. Selon ce projet, le dauphin déchu devait toucher au moins 3,5 millions d'euros: 1,4 million pour son golden parachute; plus 1,4 million pour une clause de non concurrence; plus 700.000 euros de bonus. A cela s'ajoutait le maintien de ses actions gratuites et stock options, plus l'indemnisation de son préjudice moral, dont le montant aurait été fixé par une procédure d'arbitrage.

Mais, à l'été 2014, ces négociations échouent. Selon Publicis, le montant prévu contrevenait au code Afep/Medef, qui plafonne les golden parachutes à deux ans de rémunération. Et Publicis risquait "des sanctions juridiques et médiatiques" s'il ne respectait pas le code. Mais Jean-Yves Naouri refusait de réduire son package.

Finalement, en septembre 2014, Jean-Yves Naouri est révoqué sans indemnités de son poste de membre du directoire, et licencié de son poste chez Publicis Groupe Services. Il a contesté sa révocation devant le tribunal de commerce de Paris, réclamant 10,6 millions d'euros. Débouté par les juges consulaires fin 2015, il fait appel avec succès. Fin 2017, la cour d'appel de Paris a jugé qu'il a été révoqué "sans juste motif", mais pas de manière "abusive". Publicis est condamné à lui verser le parachute doré prévu à son contrat, soit un an de salaire brut (bonus inclus), ce qui fait 1,6 million d'euros. La cour lui accorde aussi le maintien de ses droits à des actions gratuites et des stock options (il détenait aussi à son départ 69.301 stock options non exercées, et devait toucher 44.858 actions gratuites s'il restait dans l'entreprise).

Le communiqué publié par Publicis le 4 juillet 2018

"Jean-Yves Naouri a été révoqué de son mandat de membre du Directoire de Publicis Groupe le 15 septembre 2014 et licencié le 30 septembre 2014. A la suite de cela, il a mené deux procédures contre Publicis.

L’une devant le tribunal de commerce, devant lequel il demandait, outre le maintien de ses droits aux options de souscription et aux actions gratuites attribuées durant l’exercice de son mandat, 10,6 millions d’euros (1,6 millions d’euros d’indemnité de départ pour révocation sans juste motif, et 9 millions d’euros de dommages et intérêts au titre des préjudices qui résultaient, selon lui, du caractère abusif et vexatoire de sa révocation).

L’autre devant le conseil des prud’hommes, devant lequel il demandait, au départ, 600.000 euros de supplément de bonus 2013, 900.000 euros de bonus 2014 et 8 millions d’euros à titre de dommages et intérêts.

Le tribunal de commerce a rendu son jugement le 18 décembre 2015 et débouté Jean-Yves Naouri de la totalité de ses demandes. Jean-Yves Naouri a fait appel, demandant:
-à titre principal, en exécution d’un prétendu accord transactionnel entre lui-même et Publicis, le maintien de ses droits aux options de souscription aux actions gratuites et la somme de 4.250.000 euros;
-à titre subsidiaire, les mêmes sommes qu’en première instance et le maintien de ses droits aux options de souscription aux actions gratuites.

La Cour d’Appel dans son arrêt rendu le 7 décembre 2017 a débouté Jean-Yves Naouri de toutes ses demandes, ne lui octroyant notamment aucun dommages et intérêts, et n’a accordé que l’article 700 du code de procédure civile et l’indemnité de fin de mandat votée par les actionnaires de 1,6 million d’euros (ainsi qu’à sa demande de maintien de ses droits aux options de souscription aux actions gratuites).

Devant le conseil des prud’hommes, Jean-Yves Naouri a corrigé ses demandes initiales, et cherché à obtenir 2,3 millions d’euros de dommages et intérêts ainsi qu’un complément de bonus au titre des années 2013 et 2014. Le conseil des prud’hommes a considéré que le licenciement de JY Naouri était bien fondé sur une cause réelle et sérieuse, et l’a débouté de ses autres demandes, à l’exception de l’octroi d’un complément de bonus de 400.000 euros au titre de 2013, et 700.000 euros au titre de 2014, avec les conséquences de ces bonus sur le calcul de l’indemnité de licenciement et de l’indemnité de congés payés.

Alors que Jean-Yves Naouri avait au départ demandé près de 20 millions d’euros, il a obtenu, toutes causes confondues, environ 3 millions"

Les attendus du jugement des prud'hommes

"La lettre de licenciement de Jean-Yves Naouri faisait état des trois motifs suivants:

-des divergences quant à son évolution de carrière: 'il vous a été annoncé en mai 2013 que vous pourriez être conduit à assurer la présidence du directoire, et un plan vous a été présenté... Vous avez alors décliné cette proposition, en indiquant que vous alliez y réfléchir'
Assorties d'un manquement aux obligations de confidentialité: 'des échos des conversations que nous avions eues avec vous sont revenus de plusieurs sources externes. Ces indiscrétions ont rendues extrêmement complexe la collaboration avec vous, notamment que les questions stratégiques sensibles nécessitant un strict respect de la confidentialité'

-un comportement critiquable dans le cadre du projet de fusion avec Omnicom: 'lors de l'annonce du projet de fusion, vous avez immédiatement marqué une défiance à l'égard de l'ensemble des acteurs... Vous n'avez cessé de vous désinvestir du projet, marquant publiquement vos réserves et votre amertume... Les critiques que vous avez formulées n'avaient, en ce qui vous concerne, d'autres fondements que la poursuite de vos intérêts personnels'

-une absence d'implication ayant entraîné une baisse des résultats.

M. Naouri explique qu'il s'est totalement investi pendant 20 ans dans le développement de Publicis. Il était officiellement pressenti pour être le successeur de M. Levy dès 2011. Le mandant de M. Levy ayant été reconduit, il lui a été proposé par Mme Badinter de prendre la suite de M. Levy en 2015 et de préparer ce plan de succession. Mais cette proposition ne reflétait pas la réalité, puisqu'en secret un rapprochement avec Omnicom était préparé, rendant sans objet le plan de succession en cours.

Publicis fait valoir que le comportement de M. Naouri, essentiellement dicté par ses intérêts personnels et son image aux dépens des missions qui lui étaient dévolues, a conduit la société à devoir se séparer de lui. Publicis fait valoir que ses résultats se sont dégradés, qu'il n'a pas adhéré au projet de fusion avec Omicom, et qu'il s'est même comporté de façon négative, voire hostile. Enfin, Publicis souligne l'importance des divergences de vues sur l'évolution de carrière de M. Naouri entre ce dernier et Mme Badinter, justifiant à elle seule le licenciement.

Sur ce, le conseil des prud'hommes décide:
M. Naouri occupait un des postes les plus élevés de la société. Cela induit une adhésion complète et affichée à la politique de la société et aux projets entrepris. Il est constaté des divergences notables entre M. Naouri et Mme Badinter. Ces divergences étaient suffisamment importantes pour conduire les parties prenantes à engager des échanges en vue d'un départ négocié. Ces divergences ont altéré le lien de subordination, et conduit à la dégradation des relations contractuelles. Elles ont eu pour conséquence d'altérer la cohésion au sein de la direction générale et la présidence, et rendu ainsi impossible le maintien de M. Naouri sur les fonctions occupées. Le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse".

Jamal Henni et Yann Duvert