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L'arme secrète de Bolloré pour contrôler Vivendi à peu de frais

Bolloré est parvenu à prendre le contrôle de Vivendi avec seulement 14,4% du capital

Bolloré est parvenu à prendre le contrôle de Vivendi avec seulement 14,4% du capital - Eric Piermont AFP

Vincent Bolloré a discrètement fait racheter par Vivendi la société détenant les fréquences de Canal Plus. Une pilule empoisonnée qui devrait empêcher des actionnaires étrangers de monter au capital.

La méthode de Vincent Bolloré, "c’est la méthode des activistes, celle qui consiste à procéder à un contrôle rampant sans payer de plus-values aux actionnaires". La description émane d'Yves Guillemot, le PDG d'Ubisoft, la dernière cible en date de l'industriel breton. 

De l'avis général, Vincent Bolloré est en effet un raider de génie. Il n'a pas son pareil pour prendre le contrôle d'une société cible, sans lancer d'OPA sur la totalité du capital, mais en se contentant d'une participation minoritaire qui peut aller de 10% à 33%. C'est ce qu'il a fait avec succès chez Havas, puis chez Vivendi, et tente actuellement de faire chez Telecom Italia ou Ubisoft. 

Refermer la porte derrière soi

Cette technique présente néanmoins une faille: qu'un autre raider s'amuse à faire la même chose en même temps -c'est d'ailleurs peut être ce qui se passe actuellement chez Telecom Italia avec Xavier Niel.

Notre raider breton, bien conscient de cette faille, tente donc d'éliminer ce risque autant que possible, en essayant de refermer la porte derrière lui. Il l'a déjà fait pour le groupe Bolloré. En effet, Bolloré Participations (holding appartenant à la famille Bolloré) ne détient que 4,6% du groupe Bolloré SA, mais en conserve le contrôle grâce à une cascade de holdings, qui est décrite dans le document de référence.

C'est aussi ce que notre génie de la finance a discrètement fait cet été chez Vivendi, via un rachat passé inaperçu: celui de de la Société d'Edition de Canal Plus (SECP). Le 12 mai a été annoncé le rachat de cette société qui détient les fréquences de la chaîne cryptée. Précisément, une OPA a été lancée sur les 51,5% de flottant de la SECP côtés sur le compartiment B d'Euronext Paris. Cette OPA a coûté 522 millions d'euros, qui n'ont pas été déboursés par Bolloré, mais bien sûr par Vivendi.

Reste un mystère. Cette OPA n'a pas été lancée par Groupe Canal Plus, ce qui serait pourtant logique car Groupe Canal Plus détient le reste du capital (48,5%) de la SECP. Vincent Bolloré a choisi plutôt de lancer l'OPA via Vivendi, qui détient donc désormais 51,5% de la SECP.

Une opération mystérieuse

Vu de loin, ça ne change pas grand chose, car tout reste en famille: après tout, Vivendi détient 100% de Groupe Canal Plus. Mais vu de plus près, l'opération paraît mystérieuse. La SECP se retrouve maintenant avec deux actionnaires certes de la même famille, mais différents: Vivendi et Groupe Canal Plus. Pourquoi opter pour une telle complexité?

Ce mystère n'a pas échappé au comité d'entreprise de la chaîne cryptée. Dans leur avis sur l'opération, il s'interroge: "les élus ne comprennent pas que Groupe Canal Plus ne soit pas l’initiateur de l’OPA, en lieu et place de Vivendi. En effet, il aurait été plus logique que le rachat soit réalisé par Groupe Canal Plus qui détient déjà 48,5% de la SECP. Le schéma envisagé complexifie l’organisation juridique, et la déconnecte de son organisation opérationnelle".

Pilule empoisonnée contre contrôle hostile

Le comité d'entreprise a mandaté un cabinet d'expertise comptable, Tandem, qui, dans son rapport, avance une hypothèse: Vivendi, en rachetant 51,5% de la SECP, se dote "d'une pilule empoisonnée comme rempart à une prise de contrôle hostile".

Pour arriver à cette hypothèse, le cabinet Tandem s'est plongé dans la loi de 1986 qui régule l'audiovisuel. Cette loi stipule qu'aucun actionnaire non européen ne peut détenir plus de 20% d'une chaîne de radio ou de télévision diffusée sur des fréquences hertziennes terrestres.

En pratique, cela signifie qu'aucun actionnaire extra-communautaire ne peut détenir plus de 20% de TF1, M6... ou de la fameuse SECP qui détient les fréquences de Canal Plus. Selon le cabinet Tandem, Vivendi, en mettant la main sur la SECP, veut donc également mettre la main sur cette protection. Concrètement, cela interdirait à tout actionnaire non européen de détenir plus de 20% de Vivendi.

Bolloré sort de son chapeau 

Cette hypothèse est d'autant plus crédible que Vincent Bolloré lui-même a sorti cet argument de son chapeau en début d'année, lorsqu'il se battait contre la montée au capital de Vivendi d'un fonds américain, PSAM (Peter Schoenfeld Asset Management). Le 27 mars, Vivendi avait ainsi mis en garde PSAM dans un courrier comminatoire : "dans la mesure où il apparaîtrait que vos détentions en capital font dépasser, directement ou indirectement, avec des tiers avec qui vous vous associeriez, le seuil de 20%, vous exposeriez Vivendi à un très grave préjudice, et nous nous verrions dans l'obligation de vous assigner sans délai devant le tribunal aux fins d'obtenir une indemnisation, conjointe et solidaire".

La lettre de Vivendi chiffrait même cette indemnisation: entre 5 et 9 milliards d'euros, selon une "première analyse d'un expert consulté" (A noter qu'à l'époque, cette lettre avait été publiée sur le site de Vivendi, mais a été retirée depuis, et que Vivendi ne souhaite plus la communiquer).

Bataille d'interprétations

Reste un gros problème: la rédaction de la loi de 1986 n'est pas très explicite, et il n'y a aucune jurisprudence sur cette question. Autrement dit, plusieurs interprétations de cette loi sont possibles. Celle de Vivendi n'est qu'une interprétation parmi d'autres. Le Conseil d'Etat avait même rendu en 2002 un avis totalement différent. Selon la haute juridiction, il faudrait plutôt remonter jusqu'à l'actionnaire qui contrôle ultimement la chaîne de télévision. Et ensuite se pencher sur la répartition du capital de cet actionnaire ultime: il devrait être considéré comme non européen si la majorité de son capital est détenu par des non européens.

Le gendarme de la bourse tombe de sa chaise

Face à cette question complexe, l'AMF (Autorité des marchés financiers) est donc tombée de sa chaise lorsque Vivendi publie sa lettre à PSAM. Selon des sources industrielles, le gendarme de la bourse s'est étonné que le préjudice énorme soudainement invoqué par Vivendi dans la lettre à PSAM n'ait jamais été évoqué précédemment dans la communication financière de Vivendi.

L'AMF demande de corriger le tir à Vivendi, qui s'exécute. Le groupe dirigé par Vincent Bolloré publie alors un communiqué où il admet qu'il y a plusieurs "interprétations" possibles de la loi, et où il cite la version du Conseil d'Etat. Et reconnaît "qu'aucune juridiction n'a encore tranché la question".

Deux mois après cette passe d'armes, Vincent Bolloré décide donc de racheter la SECP. Avec ce rachat, "Vivendi renforcerait clairement sa position juridique sur le seuil des 20%", conclut le cabinet Tandem.

Bolloré pourrait garder le contrôle avec 10%

Mais ce n'est pas tout. La loi de 1986 précise que le seuil de 20% s'applique "au capital social ou aux droits de vote dans les assemblées générales". En outre, la loi Florange permettra aux actionnaires nominatifs -comme Bolloré- de disposer de droits de vote double en mars 2016.

Conclusion du cabinet Tandem: le groupe Bolloré, qui détient aujourd'hui 14,4% de Vivendi, "disposera alors d'une marge de manoeuvre dans le contrôle de Vivendi vis-à-vis d'actionnaires étrangers: une détention de seulement 10% du capital serait alors suffisante pour s'assurer du contrôle de Vivendi". Elle est pas belle, la vie?

Interrogé, Vivendi se contente de répondre que "les documents de référence de Vivendi rappellent très clairement l'environnement réglementaire relatif à Canal Plus". Vivendi renvoie à ce passage figurant page 23 du document de référence 2014: "le capital de la SECP ne peut être détenu à plus de 20% par un actionnaire non communautaire". En revanche, précisons que les documents de référence de Vivendi n'indiquent pas ce que ce seuil de 20% implique concernant capital de Vivendi.

Mise à jour le 18 mars 2016: Vivendi a ajouté un paragraphe explicitant son interprétation dans le document de référence 2015 (cf. encadré ci-dessous).

"Il est rappelé que l’article 40 de la loi 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dispose que le capital social d’une société titulaire d’une autorisation relative à un service de télévision en langue française, ne peut être détenu, directement ou indirectement, à plus de 20 % par des personnes étrangères extra-communautaires. Selon l’interprétation donnée par le Conseil d’État dans son avis administratif du 27 juin 2002 sur la qualification des investisseurs extra-communautaires, disponible sur le site du Conseil supérieur de l’audiovisuel, il est considéré que les étrangers précités ne peuvent exercer leur pouvoir sur la société titulaire d’une autorisation, même indirectement, grâce à une société qu’ils contrôleraient en amont, étant observé que ce contrôle doit s’entendre de la détention d’actions représentant la majorité dans les assemblées générales ordinaires, soit 50 % plus 1 des droits de vote. Dans cette acception, seule une société majoritairement détenue par des étrangers extra-communautaires ne pourrait pas détenir plus de 20 %, directement ou indirectement, du capital social d’une société de télévision française. Toutefois, selon une autre interprétation, il ressort tant du texte de la loi elle-même que des travaux préparatoires que l’intention du législateur est de faire obstacle à ce que des étrangers extra-communautaires exercent une influence sur une société titulaire d’une autorisation de service de télévision en langue française. Dans cette acception, si des étrangers extra-communautaires venaient à dépasser 20 % du capital social ou des droits de vote de la société titulaire indirectement de ces licences, en agrégeant leurs intérêts, cette situation pourrait caractériser une violation de l’article 40 précité. Ainsi, Groupe Canal+, filiale à 100 % de Vivendi, qui détient lui-même 100 % de la Société d’Édition de Canal Plus (SECP), est autorisé à émettre la chaîne Canal+. Le capital de la société titulaire de cette autorisation d’émettre ne peut être détenu directement ou indirectement à plus de 20 % par un actionnaire étranger extra- communautaire ou par plusieurs actionnaires étrangers extracommunautaires agrégeant leurs intérêts. L’analyse menée par Vivendi et ses conseils de ce texte de loi et de son interprétation donnée par le Conseil d’État, aboutit à la conclusion que si des étrangers extra-communautaires, en agrégeant leurs intérêts, venaient à dépasser 20 % du capital social ou des droits de vote de Vivendi qui détient indirectement cette autorisation d’émettre, cette situation pourrait caractériser une violation de l’article 40 précité"

Source: document de référence 2015 de Vivendi

Jamal Henni