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La décision contre Apple sonne-t-elle le glas de l'optimisation fiscale?

Apple a fait appel de la décision de la Commission européenne

Apple a fait appel de la décision de la Commission européenne - John Edelson - AFP

En sommant le géant américain de rembourser 13 milliards d'euros d'aides indues, la Commission européenne incite les entreprises à ne plus abuser de montages pour payer moins d'impôt. Mais Bruxelles prend aussi le risque de voir sa décision invalidée. Décryptage.

Le total des dépenses de santé de l'Irlande. Voilà ce que Bruxelles demande à Apple de rembourser au Tigre celtique. Mardi la Commission européenne a, en effet, sommé le géant américain de reverser à Dublin 13 milliards d'euros d'aides indues, ce qui représente pas moins de 2.700 euros par Irlandais.

Aussi bien Apple que Dublin ont décidé de faire appel de cette décision sur laquelle la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) devra par conséquent se prononcer.

En s'attaquant à l'entreprise la plus riche du monde, Bruxelles entend marquer le coup. Pour rappel, la Commission européenne a remis en cause un "ruling" (ou "rescrit fiscal" en français) de l'Irlande. Ce procédé permet à une entreprise de demander à un pays comment elle va être imposée et d'être ainsi fixée sur la situation.

En l'occurrence, Bruxelles reproche à Dublin d'avoir validé un montage fiscal d'Apple sur les prix de transfert qui permettaient au groupe américain d'envoyer la majorité de ses bénéfices à un "siège" qui selon la Commission "n'était soumis à l'impôt dans aucun pays en vertu de dispositions spécifiques du droit fiscal irlandais". Ce qui fait qu'Apple n'a payé, en 2014, qu'un ridicule taux d'impôt sur les sociétés de 0,005%. Bruxelles a au final considéré que l'Irlande avait accordé des avantages fiscaux qui s'apparentent à une aide d'État illégale.

Schéma de la Commission europénne
Schéma de la Commission europénne © -

D'autres entreprises dans le collimateur

Cette approche est relativement neuve. Certes, la Commission l'a déjà utilisée dans d'autres dossiers à l'automne 2015, dans les cas de Starbucks et Fiat lorsqu'elle avait demandé au Luxembourg et aux Pays-Bas de récupérer 20 à 30 millions d'euros d'aides indues. McDonald's et Amazon sont aussi dans le collimateur de Bruxelles. Et à chaque fois les prix de transfert sont en cause.

Mais le cas Apple est le premier où des sommes aussi colossales sont en jeu. Est-ce que, forte de ce scalp, Bruxelles va intensifier son action?

"Pour une raison de cohérence, il est possible que la Commission souhaite poursuivre son contrôle des rescrits fiscaux en matière de prix de transfert. Cependant, les effectifs restreints de la direction générale de la concurrence ne lui permettront pas de mener une campagne de grande envergure dans ce domaine", estime Julien Pellefigue, économiste associé au cabinet d'avocats TAJ, membre de Deloitte Touche Tohmatsu Limited et spécialiste des prix de transfert.

"De plus, la décision Apple peut être interprétée comme un coup de semonce, qui vise à instaurer une crainte du gendarme européen. Et à conduire les multinationales à modifier de manière proactive les politiques de prix de transfert pour lesquelles elles avaient obtenues des rulings des États", poursuit-il.

Des multinationales refroidies

L'associé chez TAJ souligne aussi les conséquences politiques de cette décision. Car de l'autre côté de l'Atlantique, le Trésor américain n'encaisse pas la décision de Bruxelles. Jack Lew, le secrétaire d'État au Trésor, l'a d'ailleurs vivement critiquée mercredi. Suffisamment pour freiner la Commission? À voir.

En tout cas, le cas d'Apple risque de refroidir les multinationales. Jaylan Maugham, un avocat britannique chez Devereux Chambers indique à Bloomberg qu'elles pourraient bien "y réfléchir à deux fois avant de pratiquer des montages d'évasion fiscale" en Europe.

"Cela (le cas Apple, ndlr) crée une incertitude importante pour les entreprises car de fait, tous les rulings passés avec un pays peuvent potentiellement être remis en cause par la Commission européenne", abonde Julien Pellefigue.

"Au-delà des rulings, la Commission pourrait même contester des décisions prises par les administrations fiscales concernant des accords passés avec les contribuables dans le cadre de contrôles fiscaux, ou même des décisions de tribunaux administratifs portant sur des questions de prix de transfert", ajoute-t-il.

Autre raison de trembler pour les géants américains: la remise en question du principe de "double imposition". En effet, Julien Pellefigue rappelle que "lors d'un redressement fiscal opéré après un contrôle des prix de transfert, l’entreprise concernée peut généralement demander à l'autre pays où elle déclare des bénéfices de réaliser un réajustement à la baisse pour compenser le redressement. C'est le principe d'évitement de la double imposition qui est en vigueur en Europe".

Mais "dans le cas du contrôle des aides d'État, il n’est pas du tout certain que ce principe puisse s'appliquer, et il est donc fort probable que, si la Commission emporte gain de cause, Apple subisse une double imposition économique de son profit".

La légalité de la décision en question

Encore faut-il que la CJUE avalise la décision de Bruxelles. Ce dont doute l'expert. "La conformité de cette décision avec les principes du contrôle des aides d’État semble discutable, notamment concernant le critère de sélectivité. L'Irlande n'a de toute évidence pas cherché à favoriser spécifiquement Apple et rien ne prouve qu’elle n’aurait pas appliqué exactement les mêmes conditions à d’autres entreprises souhaitant s’implanter sur son territoire, puisqu'elle avait précisément l’objectif affiché d’attirer des investissements étrangers" juge-t-il.

Julien Pellefigue fait valoir par ailleurs que "la politique de prix de transfert validée par l’Irlande, même si elle semble déraisonnable à la Commission, pourrait tout à fait respecter la norme internationale applicable, le 'principe de pleine concurrence'".

"Cette norme, dont les lignes directrices d’application sont rédigées par l'OCDE, date des années 30 et est largement obsolète. Son application scrupuleuse peut donc parfaitement aboutir à des résultats surprenants, mais qui n’en sont pas moins légaux. La véritable solution consisterait à réformer cette norme, mais cela nécessiterait un consensus international qui n’existe pas aujourd’hui", ajoute-t-il.

Les autres pays vont-ils se frotter les mains?

Interrogé par le site spécialisé Fastcompany, Matthew Gardner, président de l'Institute of Taxation and Economic Policy, un think tank dépendant de l'ONG Citizens for Tax Justice, a une approche différente sur le critère de "sélectivité".

"Nous n'étions pas dans la salle donc nous ne savons pas si Apple a réellement demandé un traitement préférentiel. Mais il semble difficile de dire qu'ils n'en ont pas reçu un puisqu'ils utilisent une arcane légale dont ne pourraient clairement pas bénéficier des entreprises plus petites et concurrentes d'Apple. Les petites entreprises n'ont en effet clairement pas les ressources pour élaborer des montages d'optimisation fiscale de cette ampleur. C'est comme dire que tout le monde peut créer une entreprise et envoyer des fusées sur Mars alors que seul Elon Musk y est arrivé", considère-t-il.

À voir donc si l'Irlande sera bien contrainte de récupérer 13 milliards d'euros. Et quand bien même, la Commission européenne semble ouvrir la voie pour que d'autres États puissent s'accaparer une part du gâteau. Dans son communiqué, la Commission indique en effet que "le montant d'impôts impayés à récupérer par les autorités irlandaises serait réduit si d'autres pays exigeaient d'Apple qu'elle paie plus d'impôts sur les bénéfices". "Cela pourrait être le cas s'ils considéraient que les risques commerciaux, les ventes et les autres activités d'Apple auraient dû être enregistrés sur leur territoire". Sauf que selon Julien Pellefigue "il n'y pas de base légale pour cela". "Il faudra étudier attentivement la proposition de la Commission dans ce domaine", conclut-il.