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Lagardère condamné à indemniser ses associés dans l'e-commerce

VIDÉO - En 2012, le groupe d'Arnaud Lagardère se lance dans le commerce électronique, mais l'opération vire au fiasco, cumulant 15 millions d'euros de pertes. Il vient d'être condamné à verser 3,6 millions d'euros d'indemnités à ses partenaires dans le projet.

C'est l'histoire d'un fiasco. Sur le plan financier, les velléités de Lagardère dans le commerce électronique ont fait long feu, cumulant 15 millions d'euros de pertes. Mais elles ont aussi été une déroute judiciaire. En effet, le groupe d'Arnaud Lagardère vient d'être condamné à verser 3,5 millions d'euros à son ancien prestataire Dépôt Bingo, plus 100.000 euros à son ancien associé Charles Sfez.

Succès au Japon

Tout avait pourtant bien commencé. En 2009, Lagardère lance un site de e-commerce au Japon sous la marque Elle, qui devient le 2ème site féminin du pays. Le groupe décide de répliquer le projet pour ses magazines français Elle, Be, Version Femina et Paris Match. Ambition: réaliser 50 millions d'euros de chiffre d'affaires au bout de cinq ans, en partant des articles de mode puis en s'étendant à la décoration, la parentalité, la forme, le bien-être…

Début 2012, Lagardère propose une association à Charles Sfez. Ce dernier affiche une longue expérience dans la vente de prêt-à-porter. Il est notamment le fondateur de la chaîne de hard discount Giga Store, revendue en 2002 à CDC Capital et Banexi Capital. Suite à quoi, en 2006, il participe à la création de Dépôt Bingo, une société spécialisée dans la logistique pour des sites d'e-commerce, tel celui de Tati, mais aussi un éphémère site en propre, generation-shopping.com, fermé en 2010.

En pratique, les deux associés créent une filiale commune, baptisée Lagardère Active Webco, détenue par Lagardère (70%) et Charles Sfez (30%). Le capital est de 850.000 euros, dont 255.000 euros apportés par Charles Sfez, qui devient directeur général, non rémunéré. Il est chapeauté par un comité de surveillance composé de dirigeants de Lagardère. Anne-Laurence Velly, responsable du e-commerce chez Lagardère et qui avait dirigé l'aventure japonaise, est nommé directrice déléguée.

Pour sous-traiter toute la logistique des marchandises, le centre d'appels, le back office..., Lagardère se tourne logiquement vers Dépôt Bingo, dont Charles Sfez détient à l'époque 45%. Un contrat de cinq ans est conclu, avec une option pour 3 années supplémentaires, et Dépôt Bingo reçoit une avance de 1,8 million d'euros.

Pour ne pas partir de rien, Lagardère apporte pour 1 euro symbolique l'activité de vente par correspondance d'Elle, baptisée Elle Passions, qui génère un chiffre d'affaires de 4,4 millions d'euros en France en 2012, mais reste déficitaire. 

Le premier site lancé est celui du magazine Be en septembre 2012, puis Elle en avril 2013. Un lancement intensément soutenu par des pages de publicité dans les magazines du groupe Lagardère (pour une valeur de 670.000 euros).

Les raisons d'une bérézina

Rapidement, le projet tourne au fiasco, et pour plusieurs raisons. D'abord, les résultats sont inférieurs au plan d'affaires: à fin mars 2013, le retard en termes de chiffre d'affaires est de 73%, et de 37% en termes de marge. "Les premiers résultats étaient prometteurs. Il n’y avait pas suffisamment de recul pour décider d’arrêter", rétorquait Charles Sfez à l'époque. Mais il admettait "plusieurs erreurs, notamment de proposer sur le site de Be qui ciblait les jeunes filles, les articles d’Elle Passions, destinés à une clientèle plutôt âgée de 35-40 ans".

Pour ne rien arranger, Charles Sfez et les dirigeants de Lagardère entretiennent de mauvaises relations. "Les décisions ou propositions de Charles Sfez étaient le plus souvent remises en cause par les administrateurs de Lagardère, notamment Anne-Laurence Velly qui s'opposait à lui", constateront plus tard les juges.

Parallèlement, c'est la révolution de palais chez Lagardère, suite au remplacement fin 2011 de Didier Quillot par Denis Olivennes, qui annonce en octobre 2013 la vente de plusieurs magazines dont Be. Bruno Lesouëf quitte la présidence du comité de surveillance de Lagardère Active Webco début 2013, et surtout la direction des magazines de Lagardère en octobre 2013. De son côté, Anne-Laurence Velly est licenciée.

Modèle risqué

Finalement, fin avril 2013, soit juste après le lancement du e-commerce sur le site de Elle, Lagardère dit en interne envisager un arrêt de l'activité. En juillet, Charles Sfez propose de reprendre l'activité, mais il est éconduit, et même révoqué le mois suivant de son poste de directeur général. En septembre, les achats sont arrêtés. Le mois suivant, Lagardère rompt par anticipation le contrat avec Dépôt Bingo, mais aussi le contrat de trois ans et demi conclu avec une agence web, WebPopulation, pour le développement et l'hébergement des sites. Enfin, les 6 salariés de Lagardère Active Webco sont licenciés pour motif économique

.

Les pertes subies sont d'autant plus importantes qu'il avait été décidé de détenir en propre les stocks de vêtements, un modèle plus rémunérateur mais plus risqué, déjà utilisé au Japon. Lors de l'arrêt de l'activité, il reste donc pour 7 millions d'euros d'invendus, qui sont rachetés en 2014 pour environ 700.000 euros par Agora Distribution.

Un huissier saisi les emails

L'affaire se termine donc devant le tribunal de commerce de Paris. Lagardère demande 26 millions d'euros à Dépôt Bingo et Charles Sfez, qui lui réclament en retour 42 millions d'euros. Le groupe d'Arnaud Lagardère choisit comme avocat Maurice Lantourne, célèbre pour être l'avocat de Bernard Tapie (et qui va à ce titre être prochainement jugé pour "escroquerie" et "complicité de détournement de fonds publics" dans l'arbitrage controversé). 

Dans un premier temps, Lagardère obtient qu'un huissier saisisse chez Dépôt Bingo et WebPopulation tous les courriels échangés avec Charles Sfez. Mais cette saisie est invalidée par la justice, et les emails rendus.

Pour appuyer ses demandes, Lagardère charge Charles Sfez, qui "était à l'initiative du projet, a élaboré et proposé à Lagardère le plan d'affaires, était pleinement responsable dans la direction et la gestion de Lagardère Active Webco, et a commis plusieurs fautes de gestion, dont l'achat comptant des marchandises"

Lagardère débouté

Mais le tribunal a intégralement rejeté tous ces accusations:

"Charles Sfez n'avait en réalité qu'un pouvoir limité au sein de Lagardère Active Webco. Lagardère Active Webco était dirigée par le comité de surveillance, composé exclusivement de membres du groupe Lagardère. Le comité de surveillance décidait de toutes les questions relatives à la gestion, et dépossédait Charles Sfez de la majorité de ses pouvoirs. La gestion de trésorerie et les autorisations de paiement relevaient du seul groupe Lagardère. Seul Lagardère porte la responsabilité du lancement de cette nouvelle activité, et Lagardère a été le seul à prendre la décision de l'arrêter. Charles Sfez ne peut donc être tenu pour unique responsable des mauvais résultats".

Lagardère est aussi condamné pour avoir révoqué Charles Sfez lors d'une assemblée des actionnaires de Lagardère Active Webco réunie en l'absence de l'intéressé:

"Si la révocation ad nutum du directeur général était légale, et était prévue à la majorité simple dans le pacte d'associés, Lagardère Active Webco n'a pas respecté les formes légales:
-la procédure de révocation doit être contradictoire
-la révocation doit être fondée sur un juste motif.
Lagadère, en procédant ainsi brutalement au licenciement de Charles Sfez sans se justifier, a commis une faute, et causé un préjudice à Charles Sfez".

Les juges mettent aussi hors de cause Dépôt Bingo:

"Dépôt Bingo n'avait qu'un rôle de prestataire logistique et administratif, contrairement aux affirmations de Lagardère. Lagardère ne produit aucun élément de preuve quant au non respect par Dépôt Bingo de ses obligations en matière logistique. Dépôt Bingo n'avait pris aucun engagement en termes de chiffres prévisionnels (chiffre d'affaires), n'assurant qu'une prestation logistique. Dépôt Bingo n'a donc pas commis de faute dans l'exercice de ses obligations contractuelles. Lagardère, en résiliant brutalement et sans motif le contrat, a commis une faute et causé un préjudice".

Éternel recommencement

Mais ce n'est pas tout. Le groupe d'Arnaud Lagardère a été poursuivi aux prud'hommes par deux des salariés licenciés, et a passé suite à cela une charge de 45.000 euros. Il est aussi poursuivi par WebPopulation, qui lui réclame au moins 416.000 euros d'indemnités. En outre, il a dû, pour éviter d'autres litiges, verser des indemnités à Agnès B et au site Vitrines parisiennes de la société Jean & juice (qui fournissait les photos des articles vendus et a ainsi reçu 350.000 euros d'indemnisation). Un dernier procès est en cours devant le tribunal de grande instance de Bobigny avec BS Foncière, société de Charles Sfez qui louait des locaux à Lagardère Active Webco.

Mais, depuis peu, Lagardère tente à nouveau vendre des vêtements aux lectrices de Elle. Il y a un an, le groupe a racheté pour 5,6 millions d'euros la majorité du capital du site britannique de e-commerce Shopcade. Ce dernier a ensuite créé une filiale française, Lagardère Active Shopping, qui a lancé un nouveau site de e-commerce pour Elle...

Contactés, WebPopulation n'a pas répondu, tandis que Lagardère et Charles Sfez indiquent tous deux qu'ils font appel. Lagardère souligne que les 3,6 millions d'euros accordés sont loin des 42 millions d'euros réclamés. De son côté, Charles Sfez déclare "être satisfait que le tribunal reconnaisse clairement la faute de Lagardère, mais pas sur l'indemnité qui ne correspond pas au préjudice subi".

Jamal Henni