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Luc Besson dans le collimateur de la justice

Le réalisateur de "Lucy" est accusé d’avoir lésé les actionnaires minoritaires d’EuropaCorp lors du rachat d’une société début 2013.

Le réalisateur de "Lucy" est accusé d’avoir lésé les actionnaires minoritaires d’EuropaCorp lors du rachat d’une société début 2013. - Vasily Maximov - AFP

Le parquet de Paris a ouvert deux enquêtes préliminaires concernant le studio de Luc Besson EuropaCorp, après une plainte contre X et un signalement des commissaires aux comptes.

Au cours de sa carrière, Luc Besson a imaginé moult histoires policières. Mais le réalisateur de Nikita et Léon n’avait jamais imaginé qu’il serait un jour lui-même concerné par une enquête policière.

Selon nos informations, le parquet de Paris a en effet ouvert deux enquêtes préliminaires au sujet d’EuropaCorp, le studio créé et présidé par Luc Besson, qui en est aussi l’actionnaire principal.

Une première enquête préliminaire pour "abus de pouvoir", "abus de biens sociaux" et "recel d'abus de biens sociaux" notamment, a été ouverte après un signalement des commissaires aux comptes d’EuropaCorp. En effet, la loi oblige les commissaires aux comptes à informer la justice des infractions découvertes en auditant une société. Cette enquête a été confiée à la brigade financière, qui vient de rendre son rapport.

Une seconde enquête préliminaire a ensuite été ouverte après une plainte contre X déposée par des actionnaires minoritaires d'EuropaCorp devant le tribunal de grande instance de Paris pour "abus de pouvoir", "abus de biens sociaux" et "majoration frauduleuse d’un apport en nature". Cette enquête est toujours en cours.

1- sur quoi porte l'affaire?

L’enquête porte principalement sur l’organisation d’événements (soirées…) à la Cité du cinéma de Saint Denis. Cette cité, bien que conçue par Luc Besson, ne lui appartient pas. EuropaCorp en est juste locataire. Le propriétaire des murs est une société détenue principalement par la Caisse des dépôts.

En mai 2009, un bail de location est conclu entre ce propriétaire et EuropaCorp. Ce bail autorise EuropaCorp à organiser des événements dans la nef centrale de la cité.

Puis, en novembre 2012, une convention (disponible ci-dessous) est signée avec le propriétaire pour faire évoluer le bail. Cette convention stipule: "EuropaCorp a conclu un bail en mai 2009 prévoyant des privatisations temporaires de la nef centrale de la cité du cinéma. Blue Event souhaiterait reprendre tout ou partie de ces droits".

En apparence, le transfert de ces droits d’EuropaCorp vers Blue Event est anodin. En effet, ces deux sociétés ont toutes deux pour actionnaire principal Luc Besson.

Mais le diable est dans les détails. Car les autres actionnaires des deux sociétés sont totalement différents. Chez EuropaCorp, Luc Besson détient 62% du capital, le solde étant côté en bourse et détenu par des petits porteurs. Tandis que Blue Event appartient à 95% à Luc Besson et à son bras droit Christophe Lambert.

Autrement dit, les petits porteurs d’EuropaCorp possédaient en partie un droit avant ce transfert, qu’ils ne possèdent plus après le transfert. D’où leur mécontentement.

Mais ce n’est pas tout. Le 3 janvier 2013, EuropaCorp annonce le rachat de Blue Event à ses propriétaires Luc Besson et Christophe Lambert. En pratique, EuropaCorp paye ce rachat en émettant de nouvelles actions EuropaCorp. Ainsi, la boucle est bouclée: EuropaCorp remet la main sur le droit d’organiser des événements dans la cité du cinéma, un droit qu’EuropaCorp possédait pourtant deux mois plus tôt…

Problème: dans ce rachat, ce droit est valorisé fort cher -précisément 4,5 millions d’euros. Au total, ce rachat valorise Blue Event 6 millions d’euros.

2- les actifs apportés ont-ils été survalorisés?

Pour les actionnaires minoritaires d’EuropaCorp qui ont porté plainte, cette valorisation de Blue Event est excessive. La justice tranchera la question, mais trois points posent d’ores et déjà question.

D’abord, Blue Event, lors de son rachat, n’a que quelques mois d’activité. En effet, la cité du cinéma n'a été inaugurée que le 21 septembre 2012. Autrement dit, sa valorisation ne se base pas sur ses revenus embryonnaires, mais uniquement sur des projections du management...

Ensuite, une société est usuellement valorisée en fonction de ses bénéfices à venir. Or, Blue Event s’avérera lourdement déficitaire...

Enfin, un an plus tard, EuropaCorp elle-même a admis que la valorisation de Blue Event était trop élevée. En effet, le studio a passé une charge de 4,2 millions d'euros pour déprécier Blue Event dans ses comptes clos fin mars 2014. En particulier, le fameux droit d’organiser des événements a été déprécié de 4,5 millions d’euros à seulement 874.000 euros…

Justification avancée par EuropaCorp dans ses comptes "un plan d'affaires révisé a été établi par le nouveau management de Blue Event, compte tenu des performances décevantes générées par l'équipe précédemment en place".

3- pourquoi Blue Event a-t-elle été rachetée?

En février 2013, parallèlement au rachat de Blue Event, EuropaCorp met en bourse de nouvelles actions via une augmentation de capital, qui permet de récolter 23 millions d'euros.

Mais à l’époque, le cours de bourse d'EuropaCorp tourne autour de 4 euros, c'est-à-dire que le studio ne vaut en bourse qu'une centaine de millions d'euros. Autrement dit, cette émission de nouvelles actions représente une augmentation du capital de 36%, ce qui fait fortement baisser la participation détenue par les anciens actionnaires, à commencer par Luc Besson lui-même.

D'où l'intérêt du rachat de Blue Event: cela permet à Luc Besson d’augmenter sa participation dans EuropaCorp, et de compenser partiellement la baisse de sa participation résultant de l'émission de nouvelles actions.

Pierre Astolfi, maître de conférences à l'IAE Gustave Eiffel, décrypte: "la valorisation de Blue Event a été utilisée pour déterminer le nombre d’actions octroyées à Luc Besson et Christophe Lambert. Plus cette valorisation relative était élevée, et plus Luc Besson et Christophe Lambert ont pu recevoir d’actions EuropaCorp lors du rachat, et plus les actionnaires minoritaires d’EuropaCorp ont été dilués".

Quant au cours de bourse d'EuropaCorp, porté par le succès du film Lucy, il tourne actuellement autour de 4,6 euros.

4- les réactions des acteurs de l’affaire

Interrogée, une source judiciaire confirme que le parquet de Paris a ouvert deux enquêtes préliminaires: l’une après une plainte au tribunal d’actionnaires minoritaires qui est toujours en cours; l’autre notamment pour "abus de biens sociaux, recel d'abus de biens sociaux, et abus de pouvoir" après un signalement des commissaires aux comptes d’EuropaCorp.

De même source judiciaire, on indique que le parquet de Paris n’a pas encore pris de décision sur la suite à donner à ces enquêtes préliminaires. En pratique, le parquet peut soit classer l’affaire sans suite, soit renvoyer directement l’affaire vers le tribunal, soit ouvrir une enquête confiée à un juge d'instruction.

De son côté, la porte-parole d’EuropaCorp confirme une "enquête préliminaire qui a trait aux conditions dans lesquelles des actifs ont été apportés au moment de l'augmentation de capital". L’avocat d’EuropaCorp, Me Arnaud de Senilhes, précise: "des auditions ont eu lieu il y a des mois sans aucune suite. Ni EuropaCorp ni aucun de ses dirigeants n’est soupçonné de rien à notre connaissance, et moins encore mis en cause par quiconque".

Enfin, Ernst & Young (commissaire aux comptes d’EuropaCorp à l’époque) s’est refusé à tout commentaire. L’autre commissaire aux comptes, Ledouble, n’a pas répondu.

Pour mémoire, une autre enquête préliminaire sur la cité du cinéma a été ouverte par le parquet national financier suite à un rapport de la Cour des comptes révélé par le Parisien, mais cette enquête "ne concerne en rien EuropaCorp, dont aucun des dirigeants ou employés n'a jamais été ni mis en cause ni entendu", indique Me Senilhes.

L'avis du commissaire aux apports

Ce type de rachat doit être approuvé par un commissaire aux apports, qui rédige un rapport rendu public. Et le rapport réalisé dans notre affaire s'interroge sur plusieurs points. D'abord, il relève que la valorisation retenue "apparaît significativement supérieure" à la valeur comptable.

Surtout, il ajoute: "il est impossible de se référer aux résultats des derniers exercices, considérant notamment la récente création de Blue Event. (...) Une décote de 10% a été appliquée par prudence au résultat opérationnel prévisionnel de Blue Event, afin de tenir compte de la récente création de la société, et de la situation concurrentielle du marché de la communication événementielle".

La réaction d'EuropaCorp

Le 13 novembre en fin de journée, EuropaCorp a publié le communiqué suivant:

"EuropaCorp n’a connaissance que d’une seule enquête concernant la valorisation des titres de la société Blue (activité de post production cinéma de Digital Factory, advertainment et événementiel) apportés à EuropaCorp lors de l’augmentation de capital de février 2013. La part très majoritaire des titres de Blue détenus par Front Line, [société appartenant à Luc Besson et] actionnaire de référence d’EuropaCorp, a été apportés pour sa valeur nette comptable conformément à la réglementation en vigueur. Les valeurs ont été vérifiés par les deux commissaires aux apports indépendants nommés par le Président du Tribunal de Commerce. Les titres d’EuropaCorp émis en échange de ces apports ont été valorisés 6,04 euros alors que l’augmentation de capital en numéraire concomitante était réalisée pour une valeur de 3,18 euros. Cette opération a été faite pour répondre à une demande du marché qui tendait à ce que toutes les activités synergiques soient réunies au sein du groupe EuropaCorp et à éviter que perdurent des conventions réglementées entre EuropaCorp société cotée et Front Line. Les représentants d’EuropaCorp et de Front Line ont été entendus il y a des mois sur ce sujet, et à la connaissance d’EuropaCorp, l’affaire n’a eu aucune suite à ce jour.

EuropaCorp est extrêmement surprise d’apprendre par la presse qu’il existerait une hypothétique seconde enquête portant sur le droit d’organisation d’événements au sein de la nef de la Cité du Cinéma. Personne ni chez EuropaCorp ni chez Front Line n’a jamais été entendu dans le cadre d’une telle enquête soi-disant diligentée depuis plus d’un an.

En tout état de cause, il n’y a pas la moindre ambigüité sur ce point. La Cité du Cinéma est la propriété de la société Nef Lumière, filiale commune de la Caisse des dépôts et du groupe Vinci. Pour permettre la réalisation de cette opération, le groupe Front Line a pris l’engagement de payer plus de 6 millions d’euros de loyer annuel sur 12 ans, dont environ la moitié correspond aux besoins propres d’EuropaCorp. Il était naturellement prévu qu’EuropaCorp ne supporte que la charge de loyer correspondant à ses besoins propres, la totalité du risque locatif sur le reste des surfaces comprenant les espaces dédiés à l’événementiel, mais aussi des mètres carrés de bureau étant portée par Front Line. Ce point a fait l’objet d’un accord entre EuropaCorp et Front Line avant la signature par EuropaCorp des baux avec la Caisse des Dépôts et Vinci. L’ensemble de ces accords ont été signés pendant la période qui a fait l’objet d’une enquête approfondie de l’AMF qui n’a rien trouvé à y redire".

Le 21 novembre, le directeur général d'EuropaCorp Christophe Lambert a déclaré au Figaro:

"Les informations rapportées par la presse et diffusées dans tous les médias sans vérifications sont fausses. Cela suffit! Nous avons décidé de porter plainte pour dénonciation calomnieuse et diffusion d’informations mensongères qui déstabilisent le cours de bourse. (...)
Cette campagne est menée par un homme avec la complicité d’un organe de presse. Cet homme est Pierre-Ange Le Pogam, ancien dirigeant de la société, qui l’a menée au bord du gouffre et qui a été licencié il y a quatre ans. Alors qu’il avait cédé toutes ses actions, il en a racheté 10, sur un total de 30 millions d’actions en circulation, pour pouvoir porter plainte en avril 2014. Il est faux de dire qu’il y a deux enquêtes préliminaires. II n’y en a qu’une, et les qualifications et les motifs évoqués sont faux. Ce sera à la justice d’apprécier les fondements de nos plaintes et de se prononcer notamment sur la dénonciation calomnieuse.(...)
L’augmentation de capital de 23 millions d’euros a été garantie par la Caisse des dépôts et c’est elle qui nous a demandé de regrouper toutes les sociétés de Luc Besson au sein d’EuropaCorp. Ces apports ont été totalement validés par des commissaires aux apports nommés par le tribunal de commerce".

Luc Besson reste majoritaire dans EuropaCorp

Au total, EuropaCorp a racheté à Luc Besson et Christophe Lambert trois sociétés: Blue Event, Blue Advertainement (publicité) et Digital Factory (post production). Ces trois sociétés ont été valorisées 10,3 millions d’euros, bien qu’elles soient toutes déficitaires.

En échange, Luc Besson et Christophe Lambert ont reçu 1,7 million d’actions EuropaCorp, représentant 8,4% du capital du studio.

Après ce rachat et l’augmentation de capital, la participation de Luc Besson dans EuropaCorp est tombée de 62% à 53,3%. Sans ce rachat, Luc Besson serait tombé à 48,3%, et serait devenu minoritaire.

Jamal Henni