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Philippe Guigné (Virtual Regatta): « Il faut être taré pour entreprendre dans ce pays! »

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350 000 marins « virtuels » se sont élancés de Saint Malo, dimanche 4 novembre pour faire leur Route du Rhum sur Virtual Regatta. Créé il y a douze ans, le jeu connaît un succès grandissant, sous l'impulsion de son fondateur, Philippe Guigné. Portrait.

Mercredi 7 novembre, fin de matinée. Les navigateurs de la Route du Rhum se débattent dans la tempête, dans le Golfe de Gascogne. Un petit vent frais souffle aussi à l’entrée des bureaux de Virtual Regatta, à l’ouest de Paris… on croise un développeur, qui sort en fulminant. Trois jours plus tôt, en même temps que les vrais marins, 350 000 skippers virtuels ont pris le départ de la transatlantique. Ce développeur fait partie de l’équipe de dix personnes qui gère leur course.

Alors forcément, aussi loin soit-on des creux de l’Atlantique, il y a un peu de pression. Il passe devant son patron, qui laisse passer l’orage. Philippe Guigné est à la barre du jeu depuis douze ans. Le premier Virtual Regatta est né pour la Route du Rhum de 2006. Quand on lui a demandé de le créer, il a d’abord refusé: « J’ai dit non, comme un sale con », raconte-t-il calmement. Il s’explique: « J’avais peur de perdre la raison comme tous les passionnés qui montent leur business autour de la voile. »

Débrouillard

Philippe Guigné a grandi entre La Rochelle et l’Île de Ré, dans une famille d’entrepreneurs, fous de bateau. Petits-fils et fils de commerçants, il fait ses « premiers biz », comme il dit, sur les marchés, l’été, à partir de 18 ans. « Je faisais 50% de bateau et la fête, et 50%, j’allais bosser », se rappelle-t-il, un brin nonchalant.

À Paris pour ses études, il passe plus de temps à chercher des fonds pour participer à des régates que sur les bancs de ses écoles d’ingénieur ou de commerce… Efficace dans le rôle du « mec qui se démerde et qui est capable de trouver du pognon », bon sur l’eau, aussi, il est même professionnel pendant trois ans. Il côtoie les stars du secteur et il gagne notamment le prestigieux Tour de France a la voile. Jusqu’au jour où, pendant un dîner d’équipage en marge d’une énième régate, il s’ennuie fermement : « Je n’en pouvais plus d’entendre parler de cunninghams* et d’autres termes comme ça… et puis je savais bien que je n’avais pas le niveau pour gagner la Coupe de l’America… » En revanche, il en est persuadé, il est fait pour monter des projets.

Virtual Regatta, "Frigidaire de la voile virtuelle"

D’abord, il se fait embaucher pour écrire le scénario de « Virtual Skipper », édité par Ubisoft. Puis, avec 15 000 euros en poche, il crée sa boîte et un premier jeu de football « Click & shoot ». Il part d'un simple constat: « Je n’avais pas réussi à jouer à Fifa et je me disais que ce n’était pas normal que ce ne soit pas plus facile d’accès. »

Le jeu est un succès, si bien qu’on lui commande de le décliner sur d’autres sports, comme le rugby… Et en 2006, donc, on lui demande de faire une édition spéciale Route du Rhum. Ce qu’il finit par accepter. « Et là, c’est un gros carton! », se remémore Philipe Guigné. Deux ans plus tard, la version Vendée Globe rassemble 340 000 joueurs. Virtual Regatta écrase le marché et devient, selon ses propres termes, « le Frigidaire de la voile virtuelle ». Il n’échappe pas alors au « syndrome du développeur de base » et il décide de faire une version pour le Dakar, une pour Roland Garros ou encore une aux 24h du Mans… Mais « à une époque où seulement 5% des jeux son viables », aucune de ces versions n’égale le jeu de voile. Il les supprime donc toutes et se concentre, en 2012, sur Virtual Regatta. Qu’il décide d’adapter à différents types de régates.

Et cela marche. « Philippe Guigné est dirigé par sa passion pour la voile », raconte Thomas Gauthier, qui travaille avec lui depuis plusieurs années. Cette passion, dit-il, lui permet de transmettre aux développeurs « les sensations » qu’il éprouve sur l’eau et qu’il veut retrouver dans le jeu. Thomas Gauthier évoque aussi un entrepreneur atypique, qui « marche à la confiance et au feeling ».

Philippe Guigné est plutôt cash. Il regrette de ne pas savoir coder du tout et d'avoir pris de mauvaises décisions. Il n’élude pas les moments difficiles, raconte comment il a « fait tapis » plusieurs fois… Il s’emporte contre le droit social français, regrette de « payer autant pour gagner aussi peu » et il poursuit: « J’adore la France, mais il faut être taré pour entreprendre dans ce pays ! »

«Un culot énorme », «vendeur exceptionnel»

« Il en a bavé, mais il n’a jamais lâché », confirme Vincent Taupin, président d’Edmond de Rotschild France, avec qui il a navigué plusieurs fois et qui lui attribue un « culot énorme ». C’est d’ailleurs au culot que Philipe Guigné l’a contacté, il y a près de vingt ans, quand il était encore patron de Boursorama. Il avait repéré son bateau dans le port de Pornichet et il voulait naviguer avec lui. Vingt ans après, ils ont non seulement navigué ensemble, mais ils sont devenus amis et Vincent Taupin a investi dans Virtual Regatta.

Le Président d’Edmond de Rothschild France salue la faculté qu’a Philippe Guigné de s’accrocher, en régate comme dans le reste. « Rien ne l’arrête », abonde Bruno Troublé, fondateur de la Coupe Louis Vuitton, ancien patron du Tour de France à la voile, qui l'a repéré la première fois dans cette compétition. Il se rappelle d’un jeune homme déterminé, qui s’est construit « à la force des bras » et qui « prend des risques insensés à chaque fois! » « Fasciné » par le succès de Virtual Regatta, Bruno Troublé, qui aime y jouer, souligne la façon dont Philippe Guigné « est déterminant pour amener des gens à la voile », même ceux qui n’y connaissent rien.

Surtout, tous font l’éloge d’« un vendeur exceptionnel », qui a réussi à vendre aux Américains un e-championnat du monde de voile et qui a convaincu la fédération internationale de voile d’être partenaire. La finale a eu lieu la semaine dernière, à Sacramento. L’un des prochains objectifs de Philippe Guigné, ce sont les Jeux Olympiques de 2024. Au taquet, il a d’ailleurs déjà réussi à en toucher deux mots au patron du Comité international olympique.

* dispositif de réglage de voile sur un bateau

Pauline Tattevin