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Pourquoi les films Netflix ne sont pas à Cannes cette année

Ted Sarandos et Thierry Fremaux lors du festival 2017

Ted Sarandos et Thierry Fremaux lors du festival 2017 - AFP Alberto Pizzoli

Le festival était prêt à accueillir en compétition Roma du mexicain Alfonso Cuaron, mais à condition qu'il sorte en salles en France, ce que Netflix a refusé.

Bataille des anciens et des modernes, épisode 2. Cette année, aucun film Netflix n'est projeté à Cannes, bien que le festival ait proposé de présenter en compétition Roma du mexicain Alfonso Cuaron, et hors compétition The other side of the wind, film inachevé d'Orson Welles, dont le californien a financé la finition. Comment en est-on arrivé là? Retour sur une bataille homérique.

1-le festival sélectionne deux films Netflix

Le 13 avril 2016, le festival dévoile sa sélection pour l'édition 2016. Deux films Netflix figurent au menu: Okja du sud-coréen Bong Joon-ho, et the Meyerowitz stories de l'américain Noah Baumbach. Le délégué général Thierry Fremaux justifie ainsi ce choix:

"Un festival est un laboratoire. Ce sont des films de cinéma, pas des films de plate-forme. Bong Joon-ho est un grand cinéaste contemporain, il a fait un film, on aime le film, on montre le film. Le film est produit par Netflix, mais un distributeur essaie de le sortir en salles".

Dans Variety, il ajoute: "nous devons faire attention à l'évolution du monde. A Cannes, nous ouvrons les portes et les fenêtres à toute nouvelle expérience pour qu'on puisse en débattre".

2-levée de boucliers

Cette sélection suscite une levée de boucliers des distributeurs et des exploitants de salles, qui critiquent le fait que ces deux films ne sortiront pas en salles. "L'establishment serre les rangs contre nous. Regardez Okja sur Netflix le 28 juin. Un film formidable que les salles de cinéma veulent nous empêcher de présenter à Cannes", lance le PDG de Netflix Reed Hastings sur son compte Facebook. "J'ai été lourdement critiqué. J'ai failli perdre mon poste. C'était très violent", raconte aujourd'hui Thierry Frémaux.

Face à la levée de boucliers, les dirigeants du festival reculent. Ils acceptent de modifier les règles à compter de l'édition 2018. Désormais, "tout film qui souhaitera concourir en compétition devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises".

"Le festival a été conduit à redire que les films doivent sortir en salles, une règle qui existait depuis les années 50", a expliqué Thierry Fremaux le 12 avril. Ce qui n'est pas tout à fait exact. De nombreux films présentés en compétition ne sont ensuite jamais sortis en salles en France, notamment lorsqu'ils ont été massacrés par la critique lors du festival. Cinq films sont dans ce cas depuis 2006, selon le consultant Pascal Lechevallier: Southland tales en 2006, Chongqing Blues, Soleil Trompeur 2, The Frankenstein Project en 2010, Wara No Tate, Shield of Straw en 2013.

Surtout, cette obligation a une conséquence pratique importante. En effet, à partir du moment où un film sort en salles en France, la règlementation française interdit qu'il soit proposé sur un service de type Netflix avant trois ans. Netflix refuse donc cette obligation qui priverait ses abonnés français des films en question.

Interrogé sur ce délai de trois ans, Thierry Fremaux admet: "bien sûr que c'est absurde. A titre personnel, je pense qu'il est temps que ça change".

3-des spécificités franco-françaises

Le problème est que ces règles sont spécifiques à la France. Dans la plupart des autres pays, notamment aux Etats-Unis, un film peut sortir simultanément en salles et sur un service de type Netflix (day and date). Et les autres festivals n'imposent pas que le film sorte en salles. Netflix a ainsi pu présenter à Venise en 2015 Beasts of no nation, puis remporter le grand prix à Sundance en 2017 avec I don't feel at home in this world anymore.

Interrogé par Variety, le directeur des contenus de Netflix Ted Sarandos a donc enfoncé le clou:

"Les festivals sont là pour aider à découvrir des films afin qu'ils trouvent un distributeur. Cette règle d'imposer une distribution [en salles] en France est complètement contraire à l'esprit de tout festival dans le monde.
C'était une décision du conseil d'administration [du festival], qui est composé de plusieurs exploitants de salles.
Le festival de Cannes a choisi de célébrer la distribution plutôt que l'art cinématographique. Nous sommes à 100% en faveur de l'art cinématographique. et tous les autres festival dans le monde aussi.
Nous espérons que le festival va se moderniser. Nous encourageons Cannes à rejoindre la communauté cinématographique mondiale. Mais si Cannes choisi de rester coincé dans l'histoire du cinéma, tant pis..."

Pascal Rogard, directeur général de la société d'auteurs SACD, partage en partie ce point de vue: "c'est une décision difficile à appliquer car beaucoup de films arrivent à Cannes sans distributeur, et c'est justement leur exposition dans la compétition qui leur permet de trouver le chemin des salles". 

Pour se défendre, Thierry Fremaux a expliqué que les spécificités locales doivent être respectées: "Chaque pays a ses spécificités. Si vous allez en Chine, vous faites face à la censure, vous ne pouvez pas montrer ce que vous voulez. La spécificité de la France est qu'elle demande au festival de ne mettre en compétition que des films libres de sortir en salles".

4-une main tendue

L'édition 2018 a donc vue s'appliquer pour la première fois les nouvelles règles. Le 12 avril, Thierry Fremaux a raconté le déroulement des événements:

"Nous avons fait des offres pour deux films possédés par Netflix, l'un en compétition, l'autre hors compétition.
En compétition, devait être respectée la règle que ce film puisse être vendu à un distributeur. Il y avait des candidats à la distribution de ce film sur la place de Paris. Netflix n'a pas souhaité sortir ce film en salles. Conformément à la règle, ce film ne pourra donc pas être aligné en compétition. On peut dire que Netflix a retiré ce film, qui ne pouvait pas être en compétition de toutes façons.
Netflix, pour des raisons qui leur appartiennent, n'a plus souhaité nous présenter The other side of the wind d'Orson Welles, qui était destiné au hors compétition. C'est dommage. La place de ce film était à Cannes. On avait tous le désir de voir ce film.
Mais Netflix est le bienvenu à Cannes. Il n'y a aucun conflit polémique. Il y a une défense de positions qui fait partie d'un dialogue. Nous avons un dialogue fructueux avec Netflix, contrairement aux apparences. Nous sommes face à des gens qui connaissent, qui aiment le cinéma. Nous faisons un appel aux dirigeants de Netflix pour leur dire: 'venez, continuons à parler'".

Le président du festival Pierre Lescure a ajouté:

"pour le film en compétition, les deux modèles en collent pas pour l'instant, en tous cas en France. On peut donc comprendre qu'il n'y ait pas d'accord. En revanche, pourquoi punir Orson Welles, alors que Netflix a fait un travail remarquable pour permettre sa finition? Nous avons ce regret, car c'était un beau geste de cinéma dans ce travail de finition ouvert par Netflix. Enfin, on allait voir ce film. Et là, Netflix bloque. Mais le débat reste ouvert, parce qu'il ne pourra pas se solder simplement par: 'on ne vient plus'. C'est pas aussi simple quand on veut se développer dans le cinéma comme Netflix".

Désespérée par cet imbroglio, la fille d'Orson Welles a écrit à Netflix pour demander au californien de présenter quand même à Cannes le film de son père.

Jamal Henni à Cannes