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Quand Jacques Séguéla se fait escroquer en réduisant son impôt

Gilbert Trigano, Bernard Pons et Jacques Séguéla en 1997

Gilbert Trigano, Bernard Pons et Jacques Séguéla en 1997 - AFP- Gérard Fouet

SÉRIE D'ÉTÉ: LES STARS DANS LE PRÉTOIRE. En 1990, le célèbre publicitaire tente de payer moins d'impôts en investissant dans un bateau de plaisance en Guadeloupe. Mal lui en a pris...

En 1986, Bernard Pons, alors ministre de l'Outre-mer, fait adopter un dispositif permettant de déduire de ses impôts 100% d'un investissement dans les Dom-Tom.

De nombreux contribuables aisés s'engouffrent dans la brèche, notamment pour l'achat de yachts. Dans les quatre ans qui suivent, le nombre de bateaux de plaisance dans les Dom-Tom est ainsi multiplié par quatre, pour atteindre 1100, mais ces navires sont effectivement utilisés seulement neuf semaines par an en moyenne, estime en 1991 l'inspection des finances. Entre 1992 et 1997, pas moins de 820 millions d'euros de bateaux de plaisance demandent à bénéficier de cette niche fiscale. Au total, sur ses dix premières années, la loi Pons représentera au bas mot 2 milliards d'euros de recettes fiscales évaporées, selon un rapport du député Didier Migaud...

"Je me suis toujours amusé avec le nom de mes bateaux"

Parmi ces contribuables figure Jacques Séguéla. Fin 1990, il crée en Guadeloupe une société baptisée Papy EURL, qui achète en crédit-bail un bateau à moteur. Jacques Séguéla le baptise Merci Béré, du nom du ministre des Finances de l'époque. "Je me suis toujours amusé avec le nom de mes bateaux: j'ai appelé le dernier A vendre. Je me souviens que le nom de Merci Béré faisait marrer les douaniers. Des touristes venaient même le voir. J'avais mis toutes mes économies dans cet achat. Mais c'était une bonne affaire, car je n'avais payé que 10% du prix du bateau", raconte le publicitaire.

Hélas, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Car Jacques Séguéla fait affaire avec un dénommé Frédéric Asseo. Ce fils de bonne famille, décrit comme visionnaire, malin, séducteur et commercial hors pair, avait précédemment monté des sociétés dans l'informatique, et la location de voitures de luxe. La loi Pons votée, il décide de se lancer dans la défiscalisation de bateaux de plaisance, et reprend une petite société guadeloupéenne baptisée Vacances Yachting Antilles, qu'il rebaptise Jet Sea. Il s'associe à 50/50 avec une de ses connaissances, Jacques Casiro, à qui il confie la présidence de la société. En 1990, Jet Sea affiche déjà un chiffre d'affaires de 2,4 millions d'euros.

Jacques Séguéla part à la recherche de son bateau

En 1991, c'est le jackpot: un groupe d'investisseurs comprenant Duménil Leblé, Lazard, la Caisse des dépôts, Wendel..., et certains de leurs dirigeants comme Jean-Marie Messier, Antoine Bernheim..., rachète 70% du capital de Jet Sea pour 9 millions d'euros. Parallèlement, la banque Duménil Leblé (appartenant à Carlo de Benedetti) est aussi le principal créancier de Jet Sea.

Mais "avec l'arrivée de la récession, les contribuables ont moins recours à la défiscalisation, et la bulle explose. La campagne de collecte menée par Jet Sea en 1992 rapporte donc moins que prévu, et le plan d'affaires n'est plus tenu", raconte Jean-François Tessler, avocat de Jacques Casiro. Résultat: en mars 1993, Jet Sea se place en redressement judiciaire, puis en liquidation, laissant un passif de 92 millions d'euros.

Jacques Séguéla se met alors en quête du Merci Béré. "J'ai retrouvé mon bateau à Saint Martin. Il n'était pas exploité, et croupissait dans un parking à bateaux dans un état catastrophique. Je l'ai revendu à la casse, sans doute à 20% de sa valeur".

"J'étais puni de ma cupidité"

Mais ce répit est de courte durée. "Le nom de Merci Béré n'avait pas amusé Bercy. Alors que j'avais toujours payé mes impôts en bon français, j'ai eu droit en 1995 à un redressement fiscal, dont le montant était le prix réel du bateau, soit plus de 500.000 euros d'aujourd'hui", raconte le publicitaire, qui ajoute: "J'étais puni de ma cupidité, c'est une belle leçon". 

Le fisc alourdi même la facture de +40% en infligeant des pénalités pour mauvaise foi. Bercy estime que Jacques Séguéla "ne pouvait ignorer que la société utilisatrice Papy EURL n'a au mieux exploité le bateau que quelques mois, faute d'obtention de permis de navigation, et donc que les conditions posées pour bénéficier [de la loi Pons] n'étaient pas remplies". 

"Mon avocat m'a alors recommandé de faire appel, mais je ne pensais pas gagner, car je partais du principe qu'on perd toujours contre le fisc", raconte Jacques Séguéla. Mais l'ancien dirigeant d'Havas a eu raison de faire confiance à la justice de son pays. En première instance, le tribunal administratif le décharge des pénalités de mauvaise foi. Puis en appel, la cour annule tout le redressement. En 2004, Jacques Séguéla retrouve donc tout l'argent qu'il avait dû verser au fisc. "C'est un peu comme si je l'avais placé à la Caisse d'épargne", sourit-il.

Pas de happy end

Mais l'histoire se termine mal pour les autres protagonistes. En 1994, une instruction judiciaire est ouverte pour faire la lumière sur la faillite de Jet Sea. Cinq juges d'instruction se succèdent et mettent en examen une quinzaine de personnes. L'enquête révèle que des douaniers ont délivré de faux "actes de francisation", le certificat de livraison nécessaire pour bénéficier de la défiscalisation. "Des documents ont en effet été anti-datés car les délais étaient trop courts: le contribuable décidait en général d'acheter un bateau en fin d'année. Or, pour pouvoir défiscaliser, toutes les formalités devaient être finalisées avant le 31 décembre, y compris la livraison du bateau dans les Dom-Tom et son acte de francisation", explique l'avocat Jean-François Tessler.

Surtout, une partie des bateaux achetés n'existaient pas. Le repreneur des actifs de Jet Sea, une filiale du Crédit lyonnais baptisée Stardust Marine, affirmera n'avoir trouvé que 30 bateaux au lieu de 170. Un chiffre démenti par l'avocat Jean-François Tessler: "l'enquête a établi qu'il manquait seulement une quinzaine de bateaux, qui avaient été achetés fin 2012 mais jamais livrés suite au dépôt de bilan".

Finalement, le 10 juillet 2010, le tribunal correctionnel de Point à Pitre condamne Frédéric Asseo à cinq ans de prison ferme et 375.000 euros d'amende pour "abus de biens sociaux, banqueroute et escroquerie à la défiscalisation". Jacques Casiro est condamné à trois ans de prison avec sursis et 100.000 euros d'amende pour les mêmes délits. Le tribunal relaxe les deux autres prévenus: un avocat parti avec un partie des fonds, et un ancien cadre de Dumenil Leblé devenu directeur général de Jet Sea.

Dans la procédure civile, le tribunal correctionnel de Point à Pitre condamne quelques mois plus tard Frédéric Asséo à payer 5,4 millions d'euros aux "victimes" qui avaient acheté des bateaux, plus 943.000 euros à partager avec Jacques Casiro. Parmi les acquéreurs de bateaux, on trouve par exemple le couturier Daniel Hechter, qui se voit octroyer 343.010 euros.

Toujours en fuite

Mais ces condamnations se sont jamais appliquées. Jacques Casiro, ruiné, ne peut plus payer. De son côté, Frédéric Asséo a pris la poudre d'escampette aux États-Unis, qui n'ont pas de convention d'extradition avec la France. Malgré un mandat d'arrêt international, il n'assiste donc pas à son procès. Toutefois, il est poursuivi aux États-Unis par Stardust Marine, la société qui a repris les actifs de Jet Sea pour une bouchée de pain. Il est finalement condamné à verser plus de 100 millions de dollars. Stardust Marine lance aussi une procédure pour saisir son ancienne maison à Fort Lauderdale (Floride). Aux dernières nouvelles, Frédéric Asseo serait toujours en Californie...

De leur côté, les riches contribuables qui avaient acheté des bateaux se voient infliger, comme Jacques Séguéla, des redressements fiscaux, au motif que leur bateau n'existait pas ou n'était pas exploité. Duménil Leblé, après avoir perdu près d'un demi milliard d'euros dans moult investissements douteux (dont 45 millions d'euros dans Jet Sea), est fermée en 1996. Stardust Marine, qui avait aussi multiplié les investissements douteux, dépose son bilan en 1999. Et d'autres sociétés similaires à Jet Sea, comme ATM ou Cogedom, font aussi faillite.

"Cette histoire n'était pas l'immense escroquerie dont on parlait, mais reste un épouvantable gâchis, dont les pouvoirs publics sont largement responsables", conclut l'avocat Jean-François Tessler.

Contacté, Jacques Casiro n'a pas souhaité faire de commentaires.

Jamal Henni et Simon Tenenbaum