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Rachat de Gameloft par Vivendi: la mayonnaise a du mal à prendre

40% des salariés sont partis l'an dernier

40% des salariés sont partis l'an dernier - Gameloft

Il y a deux ans, l'éditeur de jeux sur mobile était racheté par Vivendi pour 621 millions d'euros via une OPA hostile. Depuis, le turnover a augmenté, le chiffre d'affaires recule, et les objectifs de rentabilité ont été abandonnés.

Gameloft est-il soluble dans Vivendi? Oui, affirment avec aplomb les dirigeants de Vivendi. "On nous a expliqué que si Gameloft arrivait chez Vivendi, ça allait s’effondrer, que tous les gens allaient partir. En fait, non seulement les gens ne sont pas partis, mais les résultats montent", se flattait le président du conseil de surveillance Vincent Bolloré l'an dernier. "L'intégration de Gameloft est réussie, ce qui confirme la capacité d’intégration de Vivendi", abondait de concert le président du directoire Arnaud de Puyfontaine. "Plus de deux après l'acquisition de Gameloft par Vivendi, le bilan est plus que satisfaisant. L'intégration s'est parfaitement déroulée", ajoutait il y a deux mois Stéphane Roussel, directeur général de Vivendi envoyé chez Gameloft comme nouveau PDG. 

8 millions d'euros de parachutes dorés

Concernant les salariés, Alexandre Pelletier-Normand, vice-président exécutif de Gameloft prétendait l'an dernier: "Non seulement les équipes sont restées, mais d’anciens salariés sont revenus. La rétention des employés atteint un niveau historique". Et Vivendi, lors du rachat, assurait que "l’un des éléments clés pour le succès de cette opération est de préserver et développer les talents et les savoir-faire des équipes de Gameloft".

A y regarder de plus près, deux ans après ce rachat hostile de 621 millions d'euros, la mayonnaise a plutôt du mal à prendre. D'abord, au moins 14 cadres dirigeants sont partis juste après le rachat. Ils ont exercé les parachutes dorés que les anciens propriétaires leur avaient accordés en décembre 2015, soit après l'irruption de Vivendi au capital mais avant le lancement de l'OPA hostile. Fort opportunément, ces golden parachutes de deux ans de salaire brut étaient exerçables en cas de "changement de contrôle" de Gameloft. Et les 14 cadres qui en bénéficiaient les ont tous activés. Au total, ces 14 parachutes ont coûté 8 millions d'euros, sans compter les charges patronales et sociales. Toutefois, la porte-parole de Gameloft précise que "sur les 22 studios existants à l’époque, seuls deux dirigeants de studio ont quitté la société au moment du changement d’actionnaire".

Turnover en hausse

Mais ce n'est pas tout. Le turnover a aussi augmenté. Sur la seule année 2017, 2372 salariés sont partis (soit 40% de l'effectif), dont les deux tiers via des démissions. Ces départs ont été presque tous compensés par des recrutements (2066 en 2017), mais il s'agit majoritairement de CDD. Ce turnover est en hausse par rapport à 2016 (37% de l'effectif) ou 2013 (35%).

Interrogée, la porte-parole de Gameloft relativise: "cela fait des années que ce taux de départ existe. Ces départs concernent essentiellement les emplois de testeur quality assurance (QA) et déploiement. Gameloft a fait le choix stratégique d’internaliser ces métiers et ces processus. Ce sont des postes occupés par de jeunes diplômés, qui très souvent restent une année à ces postes puis évoluent. C’est quelque chose de très courant dans l’industrie du jeu vidéo et sur ces missions considérées comme répétitives".

Promesses non tenues

Quant à l'activité, les promesses n'ont pas été tenues. Pour 2017, le directeur financier de Gameloft Alexandre de Rochefort avait promis une croissance du chiffre d'affaires de 10%. Soit moins que la croissance historique de Gameloft: +31% en moyenne depuis 2003. Soit moins aussi que la croissance du marché du jeu sur mobile en 2017: +20%. Mais c'était déjà pas mal... Finalement, le chiffre d'affaires a stagné en 2017. Et encore, il a été dopé par une part deux fois plus importante de publicité, engrangée avec l'aide d'Havas, société soeur de Gameloft au sein de Vivendi. "Sur nos revenus publicitaires, Havas a apporté beaucoup à Gameloft en termes de savoir faire", a expliqué Stéphane Roussel. Damien Marchi, global head of content d'Havas, a notamment été envoyé chez Gameloft pour s'occuper du marketing. Hors publicité, le chiffre d'affaires a reculé de -7%. "Ce recul est dû à la baisse de l'activité auprès des opérateurs", explique la porte-parole.

Quant à la rentabilité, Alexandre de Rochefort avait promis un bénéfice opérationnel de 25 millions en 2017. Le bénéfice opérationnel courant est finalement resté stable, à 10 millions d'euros. Mais la porte-parole de Gameloft assure que, sans les effets de change, le bénéfice opérationnel courant aurait atteint 14 millions d'euros. Et donc que "la rentabilité s'est sensiblement améliorée en 2017".

Objectif abandonné

En 2018, la situation ne s'arrange pas. Pro-forma, le chiffre d'affaires a chuté de -7,4% au 1er trimestre. Une chute expliquée officiellement par "l’absence de sortie de nouveaux jeux ce trimestre".

Côté rentabilité, les anciens propriétaires visaient un bénéfice opérationnel courant de 65 millions d'euros. Vivendi, dans un premier temps, avait repris à son compte cet objectif, avant de l'abandonner. "On va plutôt investir dans la créativité que de cracher 65 millions", a justifié Alexandre de Rochefort. 

Tous ces objectifs non tenus s'expliquent par un recul des résultats commerciaux (cf. chiffres ci-dessous). Depuis 2015, le nombre de joueurs quotidiens a reculé de 38%. Et Gameloft, qui se classait 1er dans le classement des téléchargements effectué par AppAnnie en 2016 et 2017, n'a cessé de reculer pour tomber en mai 2018 à la 10ème place.

Ironie de l'histoire: Gameloft s'est fait dépasser dans ce classement par son ancienne soeur Ubisoft, classé 3ème en mai. Explication: suite au rachat de Gameloft, Ubisoft est revenu sur le marché du jeux pour mobile en rachetant en octobre 2016 le français Ketchapp. Cette acquisition est valorisée 66,6 millions d'euros dans les comptes d'Ubisoft, auxquels s'ajoute un complément de prix de 39,5 millions qui sera payé en fonction des résultats futurs.

Réponse du conseil d'administration de Gameloft à l'offre de Vivendi en 2016

"L'hypothèse d’une prise de contrôle non sollicitée de Gameloft par Vivendi a déjà entraîné une déstabilisation des équipes de Gameloft et du groupe, qui représentent la véritable force du groupe, et pourrait ainsi se traduire par un nombre de départs important, notamment des créatifs, indispensables à la conception d’un jeu vidéo, en faveur des principaux concurrents étrangers de Gameloft toujours à l’affût d’experts. Plusieurs salariés du groupe ont fait part à la direction générale de leurs inquiétudes, dès l’irruption de Vivendi au capital de la société. Le groupe risque donc de perdre l’essentiel de sa valeur du fait de l’intensité concurrentielle de ce secteur qui s’exerce en particulier dans la capacité à attirer et retenir les plus grands talents du marché.

Vivendi ne dispose d’aucun savoir-faire spécifique dans l’industrie des jeux vidéo depuis la cession d’Activision il y a un peu plus d’un an. La récente cession par Vivendi d’Activision témoigne de son absence de vision stratégique à long terme dans le secteur des jeux vidéo. Par ailleurs, l’évolution défavorable du chiffre d’affaires et de la rentabilité d’Activision au cours des dernières années pendant lesquelles ce groupe a été détenu par Vivendi illustre son manque de maîtrise des leviers de création de valeur dans l’industrie des jeux vidéo".

Les résultats de Gameloft

Chiffre d’affaires (millions d'euros)
2015: 256 dont publicité 5 / consensus analystes: 256,2
2016: 257 dont publicité 19 / consensus analystes: 273,8
2017: 258 dont publicité 37 / consensus analystes: 294,1
1er trimestre 2018: 79 (-13,4%, pro forma: -7,4%)
2018: prévision des anciens propriétaires: 350

Résultat opérationnel courant (millions d'euros)
2015: +2 / consensus analystes: -0,3
2016: +10 / consensus analystes: +21,4
2017: +10 / consensus analystes: +27,2
2018: prévision des anciens propriétaires: +65

Nombre de joueurs moyen sur smartphone par mois (millions)
2015: 166
2016: 142
2017: 128
1er trimestre 2018: 114

Nombre de joueurs moyen sur smartphone par jour (millions)
2015: 21
2016: 17
2017: 15
1er trimestre 2018: 13

Effectifs
fin 2013: 6.391
fin 2014: 6.717
fin 2015: 6.167
mi-2016: 5.977
fin 2016: 5.938
fin 2017: 5.681
avril 2018: 5.300

Recrutements
2012: 2.600 sur la seule partie production
2013: 2.400
2014: 1.900 sur la seule partie production
2015: nc
2016: 2.030
2017: 2.066 dont CDI 865, CDD 1.201

Départs
2012: 1.900 sur la seule partie production
2013: 2.200
2014: 1.600 sur la seule partie production
2015: 300 sur la seule partie production sur le seul 1er trimestre
2016: 2.259 (estimation obtenue en ajoutant départs nets et recrutements)
2017: 2.372

Sources: Gameloft, Vivendi

Jamal Henni et Simon Tenenbaum