BFM Business
Culture loisirs

Comment TF1 et les socialistes sont passés de la haine à l'amour

Jean-Marc Ayrault recevant le PDG de TF1 Nonce Paolini en mars 2013

Jean-Marc Ayrault recevant le PDG de TF1 Nonce Paolini en mars 2013 - -

TF1, qui avait des rapports exécrables avec les socialistes il y a encore deux ans, vient d'obtenir de la majorité plusieurs décisions très favorables. Un retournement spectaculaire dû à un lobbying patient et méthodique.

Nonce Paolini est au nirvana. En ce mois d'octobre 2013, le PDG de TF1 a obtenu une audience avec François Hollande, pour la première fois depuis son élection à l'Elysée. Un entretien discret qui ne figure pas sur l'agenda présidentiel. Un entretien que le service de presse de l'Elysée refuse même de confirmer...

En mars, Nonce Paolini avait déjà décroché un entretien avec Jean-Marc Ayrault, qui, lui, figurait à l'agenda officiel.

Des entretiens qui symbolisent la love story actuelle entre la Une et les socialistes. Un rapprochement spectaculaire étant donné leurs rapports exécrables il y a encore deux ans. Le fruit d'un lobbying patient et méthodique mené de main de maître par la Une. Récit.

1. L'hallali

Sous Jacques Chirac, les rapports entre les socialistes et la Une étaient mauvais. En 2002, TF1 avait tant collé à la campagne sécuritaire de la droite que, le soir du 21 avril, la chaîne avait été surnommée "TFN" par Julien Dray... ce qui lui vaudra d'être blacklisté de l'antenne.

Sous Nicolas Sarkozy, ces rapports deviennent même franchement exécrables. Le PS se fait un plaisir de rappeler les liens multiples entre le nouveau président et la Une. Nicolas Sarkozy a été l'avocat conseil de Bouygues lors de la privatisation de TF1, puis a choisi Martin Bouygues comme témoin de son mariage avec Cécilia, puis comme parrain de leur petit Louis. En 2007, TF1 recrute Laurent Solly, ex-chef de cabinet de Nicolas Sarkozy, puis directeur adjoint de sa campagne. Et durant tout le quinquennat, Patrick Buisson a cumulé simultanément son poste de conseiller de Nicolas Sarkozy et celui de salarié du groupe TF1, qui l'emploie comme directeur général de la chaîne thématique Histoire.

Résultat: en 2008, les socialistes tirent à boulets rouges sur la Une lors du débat sur la suppression de la publicité sur France Télévisions. Ils affirment que la publicité est supprimée pour plaire à la Une, qui avait réclamé cette mesure dans un 'Livre blanc' remis par Nonce Paolini à Claude Guéant en janvier 2008. "Il faudrait parler [au sujet de cette loi] d’une coproduction avec les lobbyistes de TF1. Nous savons désormais d’où vient cette réforme: elle était écrite, non pas dans le programme de l’UMP, mais dans le Livre blanc rédigé par TF1", accuse Aurélie Filippetti, alors députée.

De son côté, Jean Glavany lance à la majorité UMP: "vous êtes liés depuis des années d’une manière politique à une grande télévision privée. Depuis 1986, vous veillez sur cette entreprise privée avec un soin admirable, afin de lui donner des moyens supplémentaires chaque fois que vous revenez au gouvernement. Vous êtes à ses ordres d’une manière ou d’une autre".

Et Patrick Bloche lit même en séance un extrait du livre La nuit du Fouquet's: "pour TF1, que de monde [présent à cette réception]! Martin Bouygues, le patron. Arthur, bien sûr. Et naturellement Courbit et Darmon pour les prime time, le foot, les contrats et les parts de marché".

En 2009, les parlementaires socialistes déposent même une proposition de loi vite interprétée comme ciblant TF1. En effet, cette proposition, notamment signée par Jean-Marc Ayrault, interdit tout investissement dans l'audiovisuel à un groupe dont les revenus proviennent "significativement" de commandes publiques. En clair, la loi obligerait Bouygues à se séparer de TF1 lors du prochain renouvellement de son autorisation d'émettre... Le rapporteur en est Patrick Bloche, qui, dans son rapport, dénonce sur une page et demie les rapports entre TF1 et Nicolas Sarkozy.

Bien sûr, cette proposition de loi est rejetée par la majorité UMP alors au pouvoir. Mais l'idée est reprise peu ou prou dans le programme présidentiel du PS, puis dans celui de François Hollande. "Il faut couper ce lien coupable entre les médias et les grands groupes industriels et financiers qui vivent de la commande publique", affirme ainsi Patrick Bloche en février 2012.

Mais le plus violent sera Arnaud Montebourg. Dans un documentaire en 2010, il s'en prend violemment à TF1, "la télé de la droite, la télévision de l'individualisme, la télévision du fric, du matraquage sur la sécurité..." Puis il en remet une couche en dénonçant "la tradition délinquante" de la Une. Des propos qui lui vaudront une lettre courroucée de Nonce Paolini, et surtout d'être blacklisté lui aussi à l'antenne...

2. Le rééquilibrage

C'est un matin froid à la mi-janvier 2012. Aurélie Filippetti, chargée depuis peu de la culture dans l'équipe de campagne de François Hollande, se rend à la tour TF1 pour petit déjeuner avec Nonce Paolini -ce sera leur seule rencontre de la campagne.

Le PDG de TF1 lui dit être ravi de la rencontrer. Il explique que le dialogue est plus difficile avec d'autres socialistes, comme Arnaud Montebourg. Spontanément, il aborde la question du traitement de la campagne présidentielle. Il promet un traitement équilibré, assure que sa chaîne n'a pas intérêt à prendre parti...

Le PDG déroule aussi sa liste habituelle de revendications. Les sujets qui fâchent sont abordés rapidement (la lutte contre le piratage sur internet) ou pas du tout (le passage en clair de LCI). D'autres sujets (la critique des 6 nouvelles chaînes TNT, la volonté des chaînes d'être co-productrices des oeuvres qu'elles diffusent) semblent trouver un écho favorable chez la future ministre.

Au demeurant, celle-ci, venue avec deux collaborateurs, parle peu, redemande du café... Le ton reste toujours très courtois. Le petit déjeuner s'éternise, finit par durer plusieurs heures. A la fin, Nonce Paolini est satisfait: il a trouvé des points d'accord et évité tout clash.

Surtout, Nonce Paolini tiendra parole. La couverture de la campagne ne sera pas aussi sarkozyste qu'en 2007. "Il n’y a pas eu de procès en sorcellerie pendant cette campagne", dira-t-il plus tard au Journal du dimanche.

Il faut dire qu'entretemps le directeur de l'information a changé. Mi-2009, Jean-Claude Dassier s'en va et est remplacé par Catherine Nayl, bien moins à droite, voire même plus à gauche. La proximité de Jean-Claude Dassier avec Sarkozy, qui était un secret de polichinelle, n'en est aujourd'hui plus un: l'intéressé vient de publier un livre dans lequel il la revendique ouvertement (cf. ci-contre).

3. Le rapprochement

Au lendemain de l'élection présidentielle de 2012, Nonce Paolini procède à d'autres changements pour se mettre en phase avec le nouveau pouvoir. Il se sépare de sa directrice des relations institutionnelles, Marie-Charlotte Guichet, recrutée en 2007. Il juge désormais inutiles -voire contre productives- ses bonnes connexions à droite: elle fut l'attachée de presse de Charles Pasqua au conseil général des Hauts-de-Seine, puis conseillère presse de Philippe Douste-Blazy à la santé puis au Quai d'Orsay.

Pour la première fois, la Une décide de recourir à un lobbyiste extérieur, et porte son dévolu sur un cabinet qui travaillait déjà pour Bouygues: Boury Tallon. Le premier, Paul Boury, est un très vieil ami de François Hollande. Le second, Pascal Tallon, fut "un des piliers de l’association Désirs d’avenir de Ségolène Royal, en 2007", selon Rue 89. Un contrat est donc signé, mais en toute discrétion: le cabinet ne mentionne pas TF1 parmi ses clients sur son site, et n'a pas répondu à nos questions sur le sujet.

Surtout, Nonce Paolini utilise une fois de plus la figure tutélaire de son oncle, l'ancien préfet Jean Paolini. Sous Giscard, celui-ci fut directeur de cabinet des ministres de l'Intérieur Michel Poniatowski et Christian Bonnet. Et il connaissait la préfectorale comme sa poche. C'est grâce à lui que Nonce Paolini connaît Claude Guéant. Et c'est en invoquant son souvenir qu'il contacta Pierre-René Lemas, ancien préfet devenu secrétaire général de l'Elysée, et -paraît-il- ancien poulain de Jean Paolini, aujourd'hui paisible retraité dans son village corse.

En parallèle, un déjeuner est organisé avec Aurélie Filippetti, devenue ministre, qui vient avec son conseiller audiovisuel Kim Pham. "Mais le traitement de l'information par TF1 n'a pas été abordé", assure un participant à ces agapes.

Enfin, il faut aussi se réconcilier avec Arnaud Montebourg. C'est Martin Bouygues qui se charge de cette lourde tâche. Un entretien est organisé et se passe apparemment bien. Fin 2012, le trublion du gouvernement remet les pieds à la tour TF1 pour la première fois depuis les mots d'oiseaux de 2010.

En revanche, il serait excessif de faire une lecture politique du départ en avril 2013 de Laurent Solly, qu'il faut plutôt mettre sur le compte de son impatience et de ses rapports méfiants avec Nonce Paolini. En effet, ce dernier avait pris bien soin de ne lui confier ni l'information, ni le lobbying... enfin presque. La Une faisait quand même appel à ses réseaux sarkozystes dans les cas vraiment désespérés -un peu comme le capitaine Flam...

4. La moisson

Le 19 février 2013, lors de ses résultats annuels, Nonce Paolini assure: "la réglementation donnera des marges de manoeuvre [dans les deux ans]. Aujourd’hui, un certain nombre de parlementaires se rendent compte que la réglementation est un boulet. On pourrait avoir de bonnes nouvelles".

A l'époque, beaucoup trouvent cette prédiction grotesque: comment diable la Une pourrait-elle obtenir de la gauche des mesures qu'elle n'a même pas obtenu sous la droite? Pourtant, l'histoire donne vite raison à Nonce Paolini.

D'abord, un amendement ouvrant la voie à une diffusion en gratuit de LCI est voté, à la grande fureur des concurrents iTélé et BFMTV (qui édite ce site). "Le plus brillant a été de faire déposer cet amendement par Patrick Bloche, qui fut un des députés les plus virulents contre TF1. Cela bordait toute contestation sur la gauche", analyse un député UMP (contacté, Patrick Bloche n'a pas souhaité s'exprimer).

Seconde victoire: un amendement permet enfin aux chaînes de co-produire leurs oeuvres. Même s'il faut reconnaître que cet amendement est tout autant -voire plus- destiné à aider France Télévisions que TF1.

Enfin, TF1 échappe à la proposition de loi anti-TF1 sur les commandes publiques. Elle a beau être remise sur le tapis par les écologistes, qui déposent un amendement en commission, puis en séance publique. Elle est rejettée par un avis défavorable du rapporteur, le socialiste Marcel Rogemont, qui avait pourtant signé la proposition de loi en 2009... Et surtout par un avis défavorable d'Aurélie Filippetti, qui dit que le sujet doit plutôt être examiné lors d'une future loi sur l'audiovisuel. "Une telle mesure ne doit être décidée qu'à la suite d'une concertation sereine avec toutes les parties en cause", assure la ministre.

Conclusion d'un assistant parlementaire de droite: "si l'UMP avait fait tout ça, qu'est-ce qu'on aurait pris dans la gueule...".

Ironie de l'histoire, la proposition de loi anti-TF1 est relancée par... des sénateurs UMP, qui la redéposent en septembre 2012. Un revirement surprenant, car en 2009, l'UMP s'y était vivement opposée. Mais, pour TF1, le message est clair: l'UMP voulait ainsi reprocher à la Une sa couverture "équilibrée" de la campagne électorale...

Interrogé, TF1 n'a pas souhaité faire de commentaires.

Le titre de l'encadré ici

|||Dassier "séduit par Sarkozy"
Dans son livre 'Connivences' (éditions Michel Lafon), Jean-Claude Dassier raconte: "[En 1995], j'ai voté Chirac et je le regrette aujourd'hui. Je pense que Sarkozy avait vu juste, et qu'Edouard Balladur à l'Elysée nous aurait sans doute évité de perdre toutes ces années durant lesquelles Chirac n'a pas osé gouverner. Je reconnais que Sarkozy a exercé sur moi une vrai séduction... J'entretiens avec Patrick Buisson des relations amicales depuis plusieurs années. [En 1997] il est venu me voir à LCI pour me proposer une émission politique. Ni moi ni LCI n'allions regretter. Rapide, incisif, intelligent, Buisson n'est pas un personnage banal... J'ai également présenté  Buisson au futur président. Sarkozy s'est vite rendu compte que l'homme pouvait lui être utile. Il y a probablement gagné l'élection présidentielle... [En 2007] pour la première fois de ma carrière, je suis proche du président de la République... J'avoue que le dynamisme de Sarkozy, son énergie incroyable m'ont séduit. [En 2009], j'avoue que si Sarkozy m'avait appelé en direct, ce qu'il s'autorisait quelques fois, afin de me dissuader de partir à l'OM, j'aurai sans doute saisi ce prétexte pour décliner la proposition. Mais il ne l'a pas fait. C'est Martin Bouygues que le président a appelé..."

Jamal Henni